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Les vieux meurent de faim et de misère
- N° Retraites : La Vérité n° 128, 21 juin 1946
16 000 francs par an pour un ménage de vieux travailleurs qui vit à Paris. Tout juste de quoi crever de faim à petit feu.
Et pas un sou pour ce qui n’ont pu fournir un certificat de travail de cinq ans.
Pas un sou pour les petits commerçants, les petits artisans, les travailleurs des professions libérales...
Il leur faut choisir entre la misère et la famine dans leur modeste foyer ou Nanterre et Bicêtre, c’est-à-dire : la caserne, l’uniforme et la discipline.
Avec une constituante à majorité communiste – socialiste, les vieux pouvaient se dire : « quelque chose a changé... » Hélas ! Rien n’a changé. Que voulez-vous, disent Thorez et Mayer, là « bataille pour la production » n’est pas encore gagnée ! Attendons d’avoir atteint 110 % du niveau de 1938 et on reparlera de tout ça.
Les patrons, eux, n’ont pas attendu cette date lointaine pour ramasser des millions et des millions de bénéfices, pourrait répondre les vieux travailleurs aux dirigeants des grands partis ouvriers. Pourquoi faut-il que nous qui avons travaillé toute notre vie, si durement, nous soyons les seuls à attendre... C’est donc toujours la même chose ?
Oui, c’est toujours la même chose. Faut-il encore un autre exemple ? Voyons ce que fait Maurice Thorez lorsqu’il réorganise la « fonction publique ». Il licencie des fonctionnaires auxiliaires, contractuelle... Mais pas des chefs de bureau ou des directeurs de services, non des modestes employés et surtout des vieux. Au-delà de 65 ans, on est plus bons à rien. À la rue et que l’on ne voit plus dans les ministères ses vieux employés qui, arrivé trop tard dans l’administration, n’ont pu être titularisé... Qu’ils aillent crever chez eux ou mendier dans les couloirs du métro...
Les dirigeants staliniens ont une étrange façon de défendre ceux qui ont peiné toute leur vie.
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Un vieux travailleur de Montluçon qui écrit à La Vérité, et dont nous insérons la lettre, à trouver le bon moyen pour que les vieux puissent vivre dignement : il faut prendre un décret, et un seul, appliquant la retraite à tous les vieux et aller chercher l’argent là où il est : chez les riches et les profiteurs de la guerre.
Mais ce décret, camarades, ce n’est pas un gouvernement Bideault-Francisque Gay-Thorez-Moch qui peut le décider, c’est seulement un gouvernement révolutionnaire soutenu par l’action de masse des travailleurs.
« Pour améliorer notre sort »
« Je vous dirais que je suis un ancien militant révolutionnaire. En 1918, dans la ville où j’habitais, j’avais fait le groupe de la IIIe internationale. J’ai même été inquiété pour cela. Dans ces moments-là, c’était la lutte.
Je suis trésorier du groupe des « vieux travailleurs » et je constate que l’on se fout de nous. Croizat a fait avoir la retraite à tous les yeux, mais sans préciser la date, et l’on mange tous les jours ; de plus, tous ceux qui n’ont pas de certificat de cinq ans peuvent crever, car ils n’ont rien. Pour eux, c’est la mort. Ceux qui ont ce qu’il leur faut ne se doute pas de ces cas aussi graves. Je parle même des ouvriers qui gagnent leur vie.
Maintenant, pour les moyens financiers, il parle de faire payer les vieux jusqu’à 60 ans, et même les vieux de 65 ans, s’ils travaillent – et quel travail peut faire un vieux de 65 ans ? Il ne faudra pas nous le réel sur cette retraite que nous attendons avec impatience. Moi qui ai 60 six ans, deux enfants et une femme invalide, j’en sais quelque chose. La loi votée à deux pages ; j’avais vu Waldeck-Rochet quand il était venu à Montluçon et lui avait dit : « il faut un seul article : « tout homme qui, à 60 ans, sa femme 55, et n’a pas de revenus suffisants pour vivre décemment, a droit à la retraite. » Un point. Car, avec les articles suivants, l’on trouve toujours matière à ne pas la donner.
Maintenant, pour financer il faut prendre l’argent où il est : les truste, les enrichit de la guerre et du marché noir, lors des églises et musées s’il le faut. Pour tuer ou pour faire tuer les gens, on trouve toujours de l’argent. Kilisky (Montluçon). »
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Anticolonialisme
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L’extrême gauche et la guerre d’Algérie : la solidarité en exercice
- N° 1896
- Date : 2 novembre 2000
L’opposition française à la guerre d’Algérie est connue à travers les "porteurs de valises", ces Françaises et Français engagés dans les réseaux de soutien au FLN, dont l’une des principales activités consistait à transporter les cotisations prélevées par l’organisation nationaliste sur les quelque 220000 Algériens présents en métropole (350000 en 1962). Parmi ces réseaux, les plus célèbres sont le réseau Jeanson, organisé par le philosophe Francis Jeanson, disciple de Jean-Paul Sartre et gérant des "Temps modernes" (1), et le réseau Curiel, du nom du communiste égyptien Henri Curiel, assassiné en 1978 à Paris (2). Ces réseaux sont les plus connus pour diverses raisons : le caractère public de ceux qui y ont participé, parmi lesquels on comptait de nombreuses personnalités, mais aussi une médiatisation accrue du fait des arrestations et des procès. Enfin, le caractère oecuménique de ces réseaux, qui regroupaient aussi bien des chrétiens progressistes, des communistes en rupture de ban ou des militants du PSU, a permis de constituer une représentation plus "fédérative" de leur démarche au sein de la gauche, dans la mesure où leurs ambitions politiques semblaient se limiter au combat pour l’indépendance de l’Algérie, sans autres présupposés idéologiques. Le combat des "porteurs de valises" est ainsi ramené sur un plan plus "humanitaire" que politique.
Les premiers réseaux
Les réseaux Jeanson et Curiel n’ont cependant pas été les seuls ni même les premiers réseaux d’aide au FLN. Il ne s’agit pas de minorer l’action de militants qui, dans un contexte difficile d’"unanimité nationale" (il suffit de rappeler le vote par le PCF en 1956 des pleins pouvoirs au gouvernement de Guy Mollet pour augmenter la répression en Algérie), ont su aller à contre-courant et payer parfois durement leur engagement internationaliste. Mais il faut rappeler que différentes organisations d’extrême gauche ont également été très actives dans la solidarité avec le combat du peuple algérien.
Le premier réseau qui se met en place, dès 1955, est ainsi celui du PCI, section française de la Quatrième Internationale (ancêtre de la LCR). En 1956, Pierre Frank, dirigeant de la section française, Simonne Minguet (une des rares femmes parvenues à un poste de direction dans un parti trotskyste qui n’échappe pas à la surreprésentation masculine de l’ensemble de la classe politique) et deux autres militants sont arrêtés suite à l’ouverture de paquets contenant des tracts du FLN. Ils passent deux mois en prison et sont relâchés faute de charges suffisantes. Mais Pierre Frank et Jacques Privas sont néanmoins condamnés pour délit de presse.
De telles amendes et condamnations vont causer la mort d’une autre organisation d’extrême gauche, la Fédération communiste libertaire, scission de la Fédération anarchiste animée par Georges Fontenis. Pierre Morain, militant de la FCL, est condamné à un an de prison en 1955 pour ses écrits dans "Le Libertaire", trop favorables à la révolution algérienne. En 1956, la FCL, qui croûle sous les amendes et dont les principaux dirigeants sont sous le coup de condamnations, disparaît. La FA, qui renvoie dos à dos les "deux nationalismes" des Algériens et des Français en refusant de prendre parti, n’est pas inquiétée par la répression.
Pierre Frank justifie le soutien apporté au FLN en écrivant : "Nous avons soutenu le FLN non parce que nous avions vu en lui une organisation marxiste, mais parce qu’il menait une lutte effective, réelle, contre l’impérialisme français." La révolution coloniale est considérée comme l’une des "trois forces principales de la révolution mondiale", avec la révolution politique à l’Est et la révolution prolétarienne en Europe et aux Etats-Unis. En France, des militants comme Pierre Avot, Louis Fontaine ou Gilbert Marquis s’occupent des activités "traditionnelles" clandestines d’impression de tracts du FLN, ainsi que des relations avec l’organisation algérienne, ou organisent, comme Clara et Henri Benoîts dans leur usine de Renault Billancourt, la solidarité des ouvriers avec les Algériens menacés par la police. D’autres, comme Michel Fiant, Alain Krivine, jeune militant communiste déçu par l’attitude du PCF et décidé à s’engager dans l’aide à la révolution algérienne, ou Claude Kowall, tentent de construire Jeune résistance, groupe subversif qui organise des réseaux de désertion pour les appelés. Voie communiste, une organisation où se retrouvent l’ancien trotskyste Denis Berger et le libertaire Daniel Guérin, tente de faire évader les ministres FLN et notamment Ben Bella.
Michel Raptis, dit Pablo, dirigeant d’origine grecque de la IVe Internationale, organise quant à lui un véritable réseau trotskyste international d’aide au FLN. Il met ainsi en place, en collaboration avec la direction du FLN, une usine d’armes clandestines au Maroc. Des ouvriers de différents pays, et notamment le Français Louis Fontaine, y fabriquent des mitraillettes et des mortiers. Pablo met aussi en place en 1960 aux Pays-Bas un atelier de fabrication de fausse monnaie pour le FLN. Mais les imprimeurs sont infiltrés par les services secrets, l’opération échoue et Pablo est arrêté. Après un procès durant lequel Sartre, Claude Bourdet ou Isaac Deutscher apportent leur soutien au dirigeant trotskyste, il est condamné à 15 mois de prison à Amsterdam.
Après l’indépendance, un certain nombre de militants s’installent en Algérie afin d’y construire le "socialisme". Pierre Avot, Simonne Minguet, Louis Fontaine, Albert Roux sont de ceux-là : ils font partie des fameux "pieds-rouges" et disposent de la nationalité algérienne. Pablo est même conseiller de Ben Bella, et travaille avec l’historien Mohammed Harbi pour faire adopter les premiers décrets d’autogestion des domaines laissés vacants par les "pieds-noirs" réfugiés en France. Le coup d’Etat de Boumedienne en 1965 met un terme à cette collaboration : les pieds rouges trotskystes sont arrêtés puis expulsés ou s’enfuient, Albert Roux subit même la torture.
Internationalisme concret
Quelles leçons tirer de ces expériences ? De nombreuses illusions ont sans doute été déçues chez ceux qui espéraient la transformation de la révolution coloniale en révolution socialiste et son extension en Europe. La phraséologie marxiste et progressiste du FLN a pu abuser des militants qui ne percevaient pas toujours la bureaucratisation de l’organisation nationaliste, déjà en oeuvre pendant la guerre d’Algérie. Reste le plus important : le soutien pratique à la lutte d’un peuple contre un Etat colonial qui n’hésitait pas à employer la torture et à réprimer férocement toute révolte, les massacres de Sétif et Guelma ou le 17 octobre 1961 sont là pour en témoigner. Reste une expérience concrète d’internationalisme conséquent, avec toutes les erreurs, les difficultés et les illusions, mais aussi la solidarité, les espoirs et les perspectives que cela comporte.
Sylvain Pattieu
1. Voir Hervé Hamon et Patrick Rotman, "Les Porteurs de valises, la résistance française à la guerre d’Algérie", Albin Michel.
2. Voir Gilles Perrault, "Un homme à part" éditions Bernard Barrault.
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Antimilitarisme
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Il y a 90 ans : les mutineries de la Mer Noire
En 1919, les puissances capitalistes tentent d’écraser la révolution qui vient de triompher en Russie. Au premier rang d’entre elles, la France. Mais les marins se révoltent. Ils écrivent une page mémorable de l’histoire du mouvement ouvrier.
Le 11 novembre 1918, l’armistice met fin à quatre années de boucherie où les ouvriers et paysans d’Europe ont servi de chair à canon. Pourtant, tous les soldats et marins français ne seront pas démobilisés. L’Allemagne vaincue, un autre ennemi apparaît pour les bourgeoisies européennes : la révolution d’Octobre et le pouvoir des soviets.
De décembre 1917 à novembre 1918, les banques sont nationalisées ainsi que les entreprises de plus de 500 000 roubles de capital, les chemins de fer et les moyens de transport ; la propriété foncière est abolie, sans indemnités. Ces mesures soviétiques mènent a mal les intérêts européens et principalement français dans l’ex-empire tsariste. Avant la révolution, onze milliards et demi de francs-or avaient été souscrits auprès des emprunts d’État russes. Trois banques françaises détenaient 30 % du capital des onze principales banques de la capitale tsariste. Plus du tiers des investissements industriels privés étrangers étaient français (Schneider) !
Clémenceau décide donc la poursuite de la guerre mais contre les bolcheviks. Fin octobre 1918, il ordonne au général Franchet d’Esperey, commandant l’armée française des Balkans qui remontait vers Berlin, de rassembler les troupes en Roumanie pour intervenir en Russie « afin d’y poursuivre la lutte contre les puissances centrales, mais encore pour réaliser l’encerclement économique du bolchevisme et en provoquer la chute ». Dans l’armistice du 11 novembre, il est demandé aux troupes allemandes d’évacuer les territoires qu’elles ont conquis, « excepté celles qui se trouvent actuellement en Russie, qui devront également rentrer dans les frontières allemandes, dés que les alliés jugeront le moment venu. »
En novembre 1918, la flotte « alliée » composée surtout de forces françaises entre dans le port d’Odessa qui est aussitôt occupé. Le but est de prêter main forte aux généraux blancs Dénikine, Alexéiev, Kornilov, Krasnov et autres réactionnaires.
Constituées principalement de réservistes de trente à cinquante ans, les troupes françaises aspirent avant tout à rentrer chez elles, l’armistice venant d’être signée. En France, des volontaires sont engagés pour la Coloniale, mais dès qu’ils sont embarqués, direction Odessa ! C’est ce qui arrive par exemple au 6e régiment colonial de Lyon composé de volontaires pour le Maroc !
Des conditions de vie révoltantes
A Odessa, la situation de la troupe est lamentable : « Les services de l’arrière n’existent pas (...), le service postal est si mal assuré que les hommes restent plusieurs semaines sans aucune correspondance avec leurs familles (...), le service du ravitaillement est tel qu’en certains points des soldats français sont en partie vêtus d’uniformes hongrois (...) » (extraits du discours du député Kerguèzec revenant d’une mission d’enquête sur l’armée d’Orient).
Dans la marine, la discipline est insupportable, les brimades, corvées et mises aux fers incessantes. Des équipages n’ont pas vu un port français depuis plusieurs années. La classe 1906 ne sera démobilisée qu’en avril 1919 !
Cette situation est d’autant plus mal vécue que jamais la guerre n’a été déclaré la Russie et que les motifs donnés aux soldats et aux marins, « maintenir l’ordre, assister la population contre les pillards bolcheviques », s’avèrent rapidement des mensonges. Exécutions sommaires de bolcheviks présumés, pilonnage d’un hangar en bois qui prend feu où viennent d’être enfermés un millier d’ukrainiens à Kherson, la terreur règne dans les zones « libérées » par les Français.
Cette haine meurtrière ne peut qu’inspirer dégoût et répulsion aux soldats et aux marins qui ont par ailleurs de bonnes relations avec la population. Un certain nombre sont entrés en contacts avec les bolcheviks, peu nombreux, mais qui font cependant un énorme travail de propagande antimilitariste. Tracts et journaux sont diffusés clandestinement et sont lus avec avidité. Ils engagent les militaires à « former des soviets, à exiger le rapatriement immédiat, et si vos chefs ne consentent pas à vous renvoyer au foyer, rapatriez-vous vous-mêmes ! Rentrez chez vous et travaillez de toutes vos forces à la grande œuvre commencée par la révolution russe qui doit assurer aux prolétaires du monde entier, avec la liberté et la dignité, plus de bien-être et de bonheur. »
De la révolte à la mutinerie
Le 6 février 1919, le 58e régiment d’infanterie, qui doit conquérir la ville de Tiraspol, refuse d’obéir. Début mars, après avoir refusé de fusiller des suspects bolcheviks, c’est le 176e régiment d’infanterie qui refuse de livrer bataille. Le 5 avril, évacuant Odessa, le 7e régiment de génie refuse de s’équiper, chasse ses officiers et décide de laisser le matériel intact sur place.
Le 15 avril, les bolcheviks encerclent Odessa et demandent à entrer dans la ville. La marine française se prépare aux bombardements. Une partie de l’équipage du France refuse. Quatre meneurs sont emprisonnés. Le 19, l’équipage apprend qu’il est de corvée de charbon, le lendemain, jour de Pâques. Pour ces hommes qui n’ont pas vu de port français depuis octobre 1916, c’est la révolte : ils se regroupent, pourchassent les officiers qui se sont armés, délivrent les prisonniers, élisent des délégués puis font le tour des navires en rade. Le vice-amiral Amet accepte finalement d’écouter leurs revendications : permissions, retour en France, amélioration de l’ordinaire, pas de corvées de charbon... Le lendemain, complètement révoltés par une fusillade qui vient d’avoir lieu en ville et qui a fait vingt morts, les marins exigent que des sanctions soient prises contre les officiers. Amet décide alors de faire rentrer le bateau en France pour éviter que la révolte ne gagne toute la flotte. C’est la première victoire des marins révoltés.
Pour l’armée française, c’est la débâcle. Le 25 avril, les « alliés » font savoir qu’ils quittent la Crimée. Mais les mutineries vont continuer dans la flotte de la mer Noire. Ainsi, André Marty, chef mécanicien sur le Protêt, est emprisonné pour avoir voulu s’emparer du torpilleur. Transféré sur le Waldeck Rousseau où l’équipage, jeune, est sensible aux idées socialistes, il met le feu aux poudres. Transféré de nouveau en catastrophe, l’équipage se met en colère, élit ses délégués, élabore ses revendications, et menace de mettre le bateau à la disposition des bolcheviks pour être plus convaincant. Avec l’équipage de deux autres bateaux, les marins font grève en attendant que les officiers cèdent... et qu’ils quittent définitivement la mer Noire.
Les mutineries s’étendent, gagnent aussi en Méditerranée les bateaux qui devaient appareiller pour la mer Noire. Le navire amiral Provence est ainsi immobilisé à Toulon, le Voltaire à Bizerte, le Guichen à Tarente pendant une semaine avec la participation de Tillon.
Après le départ contraint de la flotte de Crimée puis de la mer Noire, les marins neutralisent ainsi la puissante marine française de la Méditerranée, dont au moins vingt-cinq bateaux connaissent des mutineries.
Ainsi prend fin la guerre de la bourgeoisie française contre la révolution d’Octobre. Face aux ordres de combattre la révolution et face aux conditions de vie épouvantables que les officiers leur faisaient endurer, les marins et soldats de la mer Noire ont choisi de se mutiner. Leur antimilitarisme révolutionnaire, même peu conscient d’une manière générale, reste une leçon de l’histoire.
Sylvain Lassère
Pour en savoir plus, lire :
– Antimilitarisme et Révolution, tomes 1 et 2, A. Brossat et J.-Y. Potel, Collection 10/18.
– La Révolte de la mer Noire, tomes 1 et 2, A. Marty, épuisé.
– La révolte vient de loin, C. Tillon, Collection 10/18.
– Un nouveau t-shirt vient d’être imprimé. Il commémore les 90 ans des mutineries de la Mer Noire. Nous le vendons au prix de 12 euros (Commandes à contact@asmsfqi.org). Les bénéfices serviront au fonctionnement du RaDAR.
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Internationale
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Tchécoslovaquie 1968 : Prague au printemps.
Début janvier 1968, le Présidium du Comité central (CC) du Parti communiste tchécoslovaque (PCT), après de rudes affrontements, nomme Alexandre Dubcek comme premier secrétaire. Ce n’est que le 4 mars, qu’un « compterendu détaillé du Présidium du CC » commence à circuler confidentiellement. On peut y lire : « Au cours de la discussion, la réflexion sur la mise en œuvre de la politique du Parti a vu s’affronter le nouveau et l’ancien.. Une première tendance s’est exprimée qui, dans une mesure plus ou moins grande, ne tient pas compte du stade déjà atteint dans le développement socialiste de notre société et qui s’évertue à défendre des formes périmées de travail du Parti ; à ses yeux, les causes de nos défaillances sont avant tout des difficultés rencontrées dans la marche de l’économie, les insuffisances du travail idéologique, le manque de rigueur et les altitudes libérales sur le front idéologique, les effets de manœuvres de diversion idéologique de l’Occident. Pour cette tendance, il y a assez de démocratie comme ça à l’intérieur du Parti et dans le pays. Il se trouva même une voix pour dire qu’il y aurait chez nous “un excès de démocratie” En face s’exprimèrent des tendances très marquées... qui réclamaient d’urgence un cours nouveau... en partant de la nécessité de hisser l’action politique à un niveau correspondant à l’évolution contemporaine de notre société, et en tenant compte des effets de la révolution scientifique et technique. Le développement de l’économie et ses nouvelles formes de direction requièrent un changement inéluctable des méthodes de direction du parti, afin de ménager un champ suffisamment large pour l’initiative et l’activité publique des groupes sociaux en tant que tels. » (rapporté par Jiri Hajek dans « Dix ans après ») La première tendance était représentée par Novotny. Le deuxième camp, hétérogène, trouva comme porteparole Dubcek. Le printemps commençait. Le 5 avril 1968, le Programme d’action du PCT était adopté. Le printemps s’échauffait. Une des spécialités de la réforme tchécoslovaque, qui explique en partie son caractère massif et son accélération, réside dans le fait que le Parti communiste, et par la suite la société dans son ensemble, avait été à peine effleuré par le mouvement de « déstalinisation » déclenché par Khrouchtchev lors du XXe congrès du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS) en 1956.
Relativement à la Pologne et à la Hongrie, le PCT jouissait encore d’un soutien au sein de larges couches des travailleurs et ne s’était donc pas vu contraint par la pression populaire de modifier ses pratiques et sa direction staliniennes. Quelques prisonniers politiques avaient certes été libérés, mais les timides tentatives de débat lancées par les intellectuels en 1956 avaient vite été réprimées. Tirant les leçons de la Pologne et de la Hongrie, Novotny, le principal dirigeant du PCT, avait renforcé la discipline du parti et la « lutte antirévisionniste ».
Ce durcissement préventif allait, à terme, accentuer le mécontentement, en premier lieu de l’intelligentsia, qui voyait une profonde contradiction entre la politique de « coexistence pacifique et d’ouverture » prônée alors par l’URSS, de même qu’avec la nouvelle dénonciation du stalinisme lancée par Khrouchtchev au XXIIe congrès du PCUS, en octobre 1961. Le mécontentement exprimé par l’intelligentsia allait entrer en écho, au début des années 1960, avec une profonde crise économique. Depuis quelques années, le taux de croissance ne cessait de baisser jusqu’à atteindre zéro en 1962 et devenir négatif en 1963 (3%). De jeunes économistes du parti, parmi lesquels Ota Sik, ne tardèrent pas à situer les responsabilités dans une copie par trop servile du modèle d’industrialisation soviétique, dans l’hypercentralisation de la planification et dans le manque de qualification de managers nommés pour leur soumission au parti plutôt que pour leur compétence en matière de gestion économique.
Au début des années 1960, ces différents éléments de crise vont s’approfondir et s’influencer réciproquement faisant de ces années une période de débats de plus en plus publics, puis de critiques ouvertes.
La réforme économique
Face à l’échec de sa politique économique, la direction du PCT ne pourra éviter, au XIIe congrès en 1962, l’ouverture du débat avec ceux qui proposaient une profonde réforme du mécanisme économique. Si la discussion eut lieu, aucune mesure ne fut adoptée à ce congrès. Le débat allait alors se poursuivre dans la presse économique (principalement « Hospodarske Noviny ») au cours des mois suivants. Ota Sik, chef de file des réformistes, soutenait depuis longtemps l’idée fondamentale que la réforme économique ne pouvait être réalisée si des changements adéquats n’étaient pas apportés aux structures politiques et administratives du pays.
Il se prononçait contre tous les tabous et pour une discussion ouverte de tous les problèmes. Pour lui, le plan devait répondre aux besoins de la population (et non le contraire !) et la propriété collective était un moyen et non un but. Il se prononçait pour une décentralisation de la planification, une autonomie relative des unités de production, pour l’application de la loi de l’offre et de la demande dans la fixation des prix et pour une gestion « efficace » des entreprises qui implique, entre autres, le droit de licencier les travailleurs. Ce ne sont pas ces derniers éléments qui faisaient bondir les conservateurs au sein du PCT (à la même époque, en URSS, Liberman et Trapeznikov proposaient les mêmes recettes sans susciter de réactions négatives). Ils tiquaient face à l’insistance mise par les économistes sur la remise en cause du monolithisme du parti et de son monopole absolu sur la vie économique et politique. Sik ne cessait de répéter qu’on ne pouvait stimuler l’initiative économique sans que cela ne déborde dans le domaine politique. Les conservateurs craignaient également de voir leurs postes menacés si les responsables devaient être choisis en fonction de leurs compétences et non plus de leur adhésion à la ligne du parti.
Pourtant ils étaient désarmés : la crise économique ne pouvait qu’encourager le débat et il était difficile d’y répondre en valorisant la politique passée. Le principe de la réforme fut donc arrêté en 1964 et adopté seulement au début 1967. Cependant son application fut totalement freinée par l’appareil du parti qui menait une campagne démagogique dans les entreprises sur ses conséquences possibles (réelles) pour les travailleurs. Il tentait aussi d’opposer les travailleurs aux intellectuels.
L’entrée en lice des intellectuels
Parallèlement, encouragés par le XXIIe congrès du PCUS, les intellectuels partaient à l’offensive sur la question du bilan du stalinisme. Au comité central d’avril 1963, Novotny était contraint de présenter un rapport sur « les violations des principes du parti et de la légalité socialiste à l’ère du culte de la personnalité ». C’était la réouverture, après huit ans, du procès Slansky. Mais ce rapport fut jugé tellement explosif que seule une version fortement expurgée fut distribuée aux militants. Même cette version édulcorée suscita de violents remous.
Ce sont des questions touchant plus directement la culture nationale qui vont mobiliser les intellectuels. En particulier la redécouverte de Kafka, le plus grand écrivain tchécoslovaque, interdit dans son pays, car jugé pessimiste et décadent. En février 1963, Edouard Goldstücker écrit un premier article en défense de Kafka dans les « Literarni Noviny », revue de l’Union des écrivains. En mai 1963, une conférence internationale consacrée à Kafka se tient à Prague. Ses écrits sont mis à contribution pour critiquer le régime bureaucratique. Le congrès des écrivains slovaques, qui se déroule en avril 1963, révélera le rôle de pointe joué par les intellectuels dans la dénonciation de la dictature bureaucratique de Novotny.
Placé sur la défensive par les critiques combinées des économistes et des intellectuels, celuici répond avec le seul moyen qu’il connût : la répression. Le Comité central multiplie les avertissements, une violente campagne est lancée contre l’intelligentsia, certaines publications sont interdites (« Tvar »). Enfin, le 1er janvier 1967, une loi très stricte renforçant la censure est promulguée. Loin d’avoir l’effet escompté, cette attitude va radicaliser les exigences des intellectuels et unir ceuxci et les libéraux au sein de la direction du PCT.
Le IVe congrès de l’Union des écrivains, finalement autorisé en juin 1967 après de longues hésitations, offrira une bonne image de la situation et, en fait, marquera l’ouverture des hostilités. Débats culturels et politiques s’y mêlent. On dénonce la censure, on lit la lettre de A. Soljenitsyne à l’Union des écrivains soviétiques (lettre qui ne fut pas distribuée aux écrivains d’URSS), mais surtout on y multiplie les réquisitoires contre Novotny et le pouvoir personnel.
Une fois encore, la seule riposte de Novotny est la répression. La nouvelle direction de l’Union des écrivains n’est pas reconnue par le parti, la revue « Literarni Noviny » lui est retirée, des intellectuels de premier plan, comme L. Vaculik, A. Liehm, P. Klima, sont exclus du parti. Mais la violente campagne menée dans la presse contre l’Union des écrivains ne fait que contribuer à faire connaître ce qui s’est passé au congrès.
Malgré les apparences, la direction Novotny est sur la défensive. Elle n’a pas de solution à opposer à celle des réformistes, si ce n’est les mesures répressives. Libéraux et conservateurs s’affrontent désormais ouvertement au sein du comité central. Le porteparole des premiers, Alexandre Dubcek (dirigeant de Slovaquie), remet en cause le pouvoir personnel de Novotny et son cumul des fonctions (il est secrétaire du Parti et président de la République).
Le plénum du Comité central qui se réunit fin décembre 1967, début janvier 1968, devait se prononcer sur le cumul des fonctions. Mais personne n’est dupe, l’enjeu principal est la réforme et la bataille pour la direction du parti, instrument essentiel aux yeux de tous pour la mener à bien. Face aux violentes attaques dont il est l’objet, Novotny se démet de son poste de secrétaire, espérant rallier une majorité de conservateurs par ce geste tactique. Mais la manœuvre échoue et, le 5 janvier, le Comité central accepte la démission de Novotny et nomme Alexandre Dubcek à la tête du PCT. Novotny demeure président de la République et, surtout, ses partisans restent très nombreux au sein des instances dirigeantes du PCT. Rien, dans l’issue de ce plénum, ne laissait entrevoir ce qui allait se dérouler au cours des mois suivants. Il s’agissait d’une révolution de palais coutumière des régimes bureaucratiques. On n’en a de meilleur signe que la réaction de Brejnev qui, appelé à la rescousse par Novotny à Prague début décembre, s’était contenté de dire « ce sont vos affaires », mais qui s’arrêta sur le chemin de son retour, à Bratislava, pour jauger le possible nouveau secrétaire : Dubcek.
Phase 1 : Janvier-avril 1968
La nouvelle direction du PCT n’envisageait pas d’introduire de changements radicaux au lendemain de sa victoire. Elle entendait transformer le parti graduellement et de l’intérieur, utilisant les intellectuels pour secouer un peu l’appareil conservateur. Au terme de ce processus graduel, un congrès, fin 1969 ou début 1970, institutionnaliserait les changements opérés. Cependant, en accord avec ses conceptions, elle devait laisser s’ouvrir le débat sur les problèmes du pays.
Les contestataires de l’Union des écrivains furent réintégrés au sein du parti et l’Union retrouva son hebdomadaire qui, sous le nouveau nom de « Literarni Listy », allait se placer à la pointe du débat (fin février, début mars, « Listy » se vendait à plus d’un demimillion d’exemplaires). La presse, la radio et la télévision allaient se faire les porteparole des questions, des craintes et des espoirs de la population.
Craintes et espoirs qui étaient alimentés par le maintien de Novotny et de ses partisans dans les organes dirigeants et par les déclarations d’Alexandre Dubcek. La direction réformiste allait être amenée, malgré elle, à affronter les conservateurs. A l’occasion du passage à l’ouest du général Sejman, on apprit que Novotny, voyant sa cause perdue, début janvier 1968, avait tenté d’organiser un putsch militaire. Il était désormais impossible de bloquer le débat sur les responsabilités des conservateurs au sein du parti et du pays. Au cours de meetings de masse, en mars, les dirigeants du parti purent prendre le pouls de la population. Elle était avec eux, mais elle exigeait que les changements engagés et promis soient consolidés par la démission de Novotny et de ses partisans au sein du parti.
Tous les secteurs de la société étaient touchés : les syndicats exigeaient le rétablissement du droit de grève, les étudiants créaient un Parlement étudiant indépendant, des embryons de partis politiques, des clubs divers se formaient... jusqu’aux censeurs qui se prononçaient pour l’abolition de la censure ! Face à cette pression populaire, le 21 mars 1968, Novotny démissionnait et était remplacé par Svoboda à la présidence de la République.
Pourtant Dubcek et ses amis étaient bien conscients que le problème allait au-delà de la personnalité de Novotny. La dynamique du mouvement de masse débordait les frontières qu’ils avaient fixées. Elle risquait de mettre en cause leur plan de transformation graduelle, par le haut, du parti et de la société. Nombreux étaient ceux, qui au sein du PCT et dans les organisations de masse, ne pensaient pas que la politique d’après janvier puisse être menée avec les conservateurs et qui exigeaient une « institutionnalisation » de cette politique par un congrès extraordinaire du PCT.
Phase 2 : le développement du mouvement de masse
Au plénum d’avril du comité central, Dubcek s’adresse à deux publics différents : un Comité central réticent et une opinion publique très en avance sur lui. Il rassure le premier en repoussant l’idée d’un congrès extraordinaire du parti ; il tente de calmer la seconde en nommant des libéraux notoires à des postes politiques importants — F. Kriegel à la direction du Front national (regroupement des partis et organisations reconnus et contrôlés), Smrkovski à la présidence de l’Assemblée nationale et Cernik au poste de Premier ministre. De plus, il fait adopter le Programme d’action.
Comme souvent, ce compromis ne satisfait personne. Les conservateurs bloquent la mise en pratique du programme d’action (pourtant modéré) ; quant aux intellectuels et à la population, ils voient le maintien en place de l’appareil conservateur et, rendus méfiants, multiplient les pressions pour un congrès extraordinaire. La création du gouvernement Cernik n’est cependant pas un geste formel. Il va appliquer un large programme de libéralisation : loi sur le droit de réunion et d’association, sur la liberté de presse, la liberté de voyager, loi sur les réhabilitations et indemnités, l’indépendance de la magistrature, délimitation précise des compétences du ministère de l’Intérieur, loi sur les Conseils ouvriers. Nombre de ces mesures vont être mises à profit pour accélérer et amplifier le débat sur les transformations nécessaires.
Au sein même de la direction d’après janvier, des divisions apparaissent. Face au blocage des conservateurs, un groupe dirigé par Smrkovski et Cisar prend des positions plus radicales, qui rencontrent un écho grandissant au sein de la classe ouvrière. Les conférences régionales du parti, qui se déroulent fin avril, sont très nombreuses à exiger la convocation d’un congrès extraordinaire.
Ce sera finalement une alliance involontaire entre les conservateurs et les progressistes qui amènera à la convocation du congrès. Lors du plénum de fin mai du Comité central, Dubcek cherche encore à temporiser. Mais Novotny multiplie ses attaques, violemment contré par l’aile la plus radicale de la nouvelle direction. Le CC exclut Novotny. Ses partisans se prononcent alors pour une convocation rapide du congrès afin de profiter des positions qu’ils détiennent encore au sein de l’appareil pour gagner les délégués à leurs idées. A l’issue de ce plénum, il est donc décidé de réunir le congrès début septembre, et de procéder à des élections démocratiques des délégués par les congrès régionaux. Si toutes les énergies se concentrent désormais sur la préparation des congrès régionaux, la publication d’un long document, « Les deux mille mots », écrit par Ludwik Vaculik, traduit une évolution importante d’une partie de l’intelligentsia et de l’opinion publique. Tout en saluant toutes les initiatives positives prises par la direction du parti depuis janvier, le document met en garde contre une confiance aveugle en celleci et appelle les travailleurs et les jeunes à prendre eux-mêmes la direction de la lutte pour la transformation de la société.
Le texte traduisait la frustration face aux tergiversations de l’équipe Dubcek et la crainte de voir les quelques acquis remis en cause si la « démocratisation » n’était pas institutionnalisée. Le document sera au centre du débat pour l’élection des délégués au congrès de septembre. Les conservateurs le brandissent comme une confirmation de toutes leurs craintes. Les libéraux, eux, tentent de limiter la portée du texte en soulignant les bonnes intentions des auteurs et en ne dénonçant que les « malheureux quarante mots », ceux qui appelaient à l’action indépendante des masses.
« Les deux mille mots »
Ce document sera avant tout le prétexte avancé par les « pays frères » pour apporter leur aide « internationaliste » au parti tchécoslovaque menacé par « l’offensive des forces contrerévolutionnaires ». Dès la fin juin, en effet, la situation en Tchécoslovaquie sera conditionnée par l’accentuation des pressions et menaces des pays du Pacte de Varsovie sur la direction du PCT. Les dirigeants soviétiques avaient observé le changement à la tête du Parti tchécoslovaque sans inquiétude. Dubcek était un allié fidèle de l’URSS et son projet était, somme toute, fort modéré.
Cette attitude va changer dès le mois de mars, face à l’essor du mouvement de masse, au débat libre qui se déroule dans le pays et à la trop grande sensibilité des dirigeants d’après janvier à la pression de la base. La décision de convoquer le congrès extraordinaire du parti va accélérer les choses. La perte de contrôle du parti était considérée, en effet, comme le point de non-retour. Début juillet, l’URSS, la Pologne, l’Allemagne de l’Est, la Hongrie et la Bulgarie envoient une lettre au Présidium du PCT exprimant leur inquiétude face à l’évolution de la situation. Le Présidium se dit favorable à des réunions bilatérales avec les partis frères pour les informer de la situation, mais les cinq veulent faire « comparaître » la direction tchécoslovaque devant eux, espérant pouvoir ainsi utiliser les divisions qui existent en son sein. Le Présidium refuse de les rencontrer.
Les Cinq se réunissent malgré tout à Varsovie les 14 et 15 juillet et envoient une lettre à Prague dans laquelle ils attirent l’attention des dirigeants du PCT sur « l’offensive menée par la réaction avec l’appui de l’impérialisme contre le parti et les bases du régime socialiste »… Ils expriment leur méfiance à l’égard des dirigeants de Prague qui ne voient pas ces dangers et dénoncent la présence de contre-révolutionnaires au sein même de la direction du PCT. La situation est tellement grave qu’elle n’est plus du seul ressort du PCT et exige l’intervention de toute la « communauté socialiste ».
Le Présidium tchécoslovaque, dans sa réponse, rejette les accusations et défend la ligne suivie depuis janvier. Un vaste mouvement se développe dans le pays contre ce qui est vu comme une ingérence intolérable. La lettre du Présidium est adoptée par toutes les instances du parti et les organisations de masse. La préparation du congrès se poursuit selon le calendrier prévu. Début juillet, les délégués avaient été élus par les congrès régionaux. Plus de 80 % se plaçaient parmi les progressistes (dont 10 % étaient considérés comme « radicaux »).
La pression des « pays frères »
Afin de rassurer les Soviétiques, une rencontre bilatérale a eu lieu le 29 juillet à la frontière entre l’URSS et la Tchécoslovaquie. On ne sait rien de la teneur de la discussion, mais à son retour, Dubcek informe ses amis de la « compréhension des Soviétiques ». Peutêtre cherchaitil à s’en convaincre luimême, alors qu’il refusait d’entendre certains généraux qui signalaient avec inquiétude des mouvements inhabituels des troupes du Pacte de Varsovie. Celleslà même qui allaient entrer à Prague le 21 août 1968.
Jusqu’au bout, Dubcek espérera concilier ce qui était inconciliable dans le monde bureaucratique : la démocratisation et le « rôle dirigeant », le monopole du parti, l’indépendance nationale et l’acceptation d’une subordination aux intérêts de la bureaucratie du Kremlin. Il aura ainsi, à la fois, suscité les espoirs des travailleurs tchécoslovaques et laissé la porte ouverte à ceux dont le seul but était de les écraser.
L’invasion militaire Soviétique de la Tchécoslovaquie, par son aspect massif, cherchait à étourdir la population, à la paralyser. Dans la mesure où aucun secteur de l’armée tchécoslovaque n’engagerait la résistance et où les masses n’avaient pas conquis, au cours de leur lutte précédente, les moyens d’autodéfense, il était peu probable qu’un affrontement « à la hongroise » se produise. Donc, pour les Soviétiques, il s’agissait, dans une première phase, d’utiliser la présence des troupes pour rétablir le contrôle bureaucratique sur les institutions politiques afin que, dans une seconde phase, ces institutions puissent vaincre le mouvement populaire. La direction Dubcek du PCT allait, hélas, se montrer un instrument docile pour mener à bien ce projet.
Le mouvement spontané et massif de résistance non armée à l’occupation révélait le profond attachement de la masse des travailleurs et des jeunes aux idéaux de liberté du « Printemps de Prague ». Mais son ampleur même allait vite montrer tout le retard pris dans l’apparition d’une direction indépendante avant l’intervention. Malgré l’activité de résistance remarquable de nombreux communistes de gauche, ils ne réussiront pas, dans les conditions de clandestinité d’après le 21 août, à mettre en place une telle direction. C’est ce qui permettra, tout autant que la capitulation de Dubcek, la victoire de la normalisation au long de l’année 1969.
L’enlèvement de la direction du PCT
La tâche des Soviétiques n’était pas aisée. Ils ne voulaient pas une solution purement militaire. Ils voulaient utiliser la pression militaire pour « résoudre » politiquement la crise. Il leur fallait rétablir une légalité pour un Parti communiste tchécoslovaque aux ordres. Mais avec qui ? Novotny était par trop déconsidéré. D’autres conservateurs, tels Indra et Bilak, ne jouissaient d’aucun appui parmi les travailleurs. Il ne restait que l’équipe de Dubcek : c’est à elle qu’il reviendrait de défaire le mouvement qu’elle avait suscité. Les dirigeants du Printemps de Prague furent donc emmenés à Moscou et mis à rude épreuve, comme l’a bien raconté l’un des participants, Zdenek Mlynar, dans ses mémoires. Ce n’est pourtant pas ces pressions qui expliquent avant tout leur capitulation et leur signature du protocole de Moscou, qui accepte le « stationnement temporaire » des troupes du Pacte de Varsovie sur le territoire de la République tchécoslovaque. Après tout, un des membres de la direction, Frantisek Kriegel, a refusé de le signer. La cause principale de cette reddition réside dans la conception dubcékienne, dans son attachement prioritaire aux intérêts de l’appareil bureaucratique du PCT et du « mouvement communiste international », soumis au pouvoir du Kremlin, qui prennent le pas sur les intérêts des masses populaires de Tchécoslovaquie. Certes, le PCT avait des divergences avec Moscou, mais elles étaient aux yeux de Dubcek et des siens d’ordre tactique et ces derniers n’avaient jamais envisagé qu’elles puissent déboucher sur une rupture. L’attitude de Dubcek à Moscou, mais surtout à son retour à Prague, le montre bien : à aucun moment il n’envisagera de répudier le protocole de Moscou et de s’appuyer sur le mouvement de résistance qui regroupait l’écrasante majorité de la population tchécoslovaque. Dès l’annonce de l’invasion, la direction du parti de Prague avait pris l’initiative, lançant un appel à la résistance pacifique et à la fraternisation avec les soldats, créant un réseau de communication par la radio et la télévision et convoquant la réunion immédiate du XIVe congrès du PCT dans l’usine CKD de Prague. La légitimité de ce congrès ne faisait aucun doute, plus des deux-tiers des délégués élus étaient présents. Ils adoptèrent une résolution condamnant l’invasion, demandant la libération des dirigeants emmenés à Moscou et procédèrent à l’élection d’un nouveau Comité central. Il est remarquable de noter qu’aucun des conservateurs présents au congrès ne voulut assumer la responsabilité de l’invasion en votant contre la résolution.
Le congrès clandestin du PCT
Dès l’annonce de la signature du protocole de Moscou, le 27 août, le nouveau Comité central le rejeta. Mais la direction dubcékienne, de retour à Prague, déclara le XIVe congrès nul et non avenu et restaura le Comité central de 1966, en y adjoignant malgré tout, certains des membres élus le 22 août. Mais noyés dans la masse des conservateurs, ils n’avaient aucune chance d’influencer les événements même s’ils n’hésitèrent pas, malgré les pressions, à s’élever contre l’occupation, lors de la réunion du CC du 31 août 1968 (ce fut le cas en particulier de Jaroslav Sabata).
Le résultat immédiat de ce Comité central fut de mettre un frein à la mobilisation de masse, car il n’y avait d’autre autorité que celle de la direction Dubcek. Dans la population, une attitude attentiste prévalut en septembre et début octobre, dans l’espoir que Dubcek réussirait quand même à sauver l’essentiel des réformes du Printemps. Si l’heure n’était plus aux manifestations de rue contre l’occupant, elle n’était pas non plus à la confiance aveugle dans la direction du parti. C’est au cours de cette période que l’auto-organisation des masses a fait un saut qualitatif, avant tout par l’élection des conseils ouvriers dans toutes les entreprises. Cette élection avait été prévue par la loi sur les Conseils ouvriers mais elle prenait, dorénavant une dimension directement politique qu’elle n’aurait probablement pas eue dans d’autres circonstances. De même les étudiants renforçaient leurs organisations indépendantes.
Bien vite, les timides espoirs placés dans la direction dubcékienne de l’après-invasion commencèrent à se dissiper. Fin octobre, les manifestations reprirent. Le 28, jour du cinquantième anniversaire de la création de l’État tchécoslovaque, des milliers de manifestants défilent dans Prague en exigeant le départ des troupes soviétiques. Les manifestations sont encore plus fortes les 6 et 7 novembre lors des célébrations officielles. Réponse du pouvoir : les trois journaux les plus en pointe dans la résistance — « Politika », « Literarni Listy » et « Reporter » — sont interdits.
Les étudiants furent les premiers à comprendre qu’il était nécessaire de relancer l’action contre l’occupation et de mettre en place une direction indépendante de l’équipe dubcékienne. Ils décidèrent de prendre l’initiative à la veille du Comité central de novembre qui était considéré comme un test des intentions réelles des dirigeants du PCT. Ils créèrent un comité d’action, représentant toutes les facultés, qui se transformera en décembre en Parlement étudiant. Sous l’impulsion de Karel Kovanda, Petr Uhl et Jiri Müller, le comité d’action appela à une manifestation le 17 novembre. Elle fut interdite et immédiatement transformée en occupation des facultés et des lycées durant deux jours dans tout le pays.
Étudiants et ouvriers résistent
Les étudiants lancèrent alors une « Lettre aux camarades ouvriers et paysans », qui affirmait, entre autres : « Nous ne pouvons pas accepter d’être souverains en paroles alors que, en réalité, une pression continue s’exerce sur nous de l’extérieur (…) Nous ne pouvons pas nous satisfaire de quelques vagues déclarations sur la nécessité d’une politique soumise à l’examen du peuple alors que, en réalité, nous disposons de moins en moins d’informations sur l’activité de nos dirigeants (…) La classe ouvrière est courageuse, sage et diligente. Elle ne panique pas, elle n’abandonne pas, elle désire la paix et l’amitié avec tous les pays, la justice, le socialisme démocratique, le socialisme à visage humain, elle hait la violence et l’injustice, l’humiliation, l’oppression. ».
Le texte n’avait rien de remarquable sinon le fait d’exister, d’exprimer tout haut la lassitude face aux manœuvres de la direction Dubcek qui commençait à se répandre parmi les travailleurs. La lettre fut, en fait, le signal d’une relance des activités des organisations de masse. Elle fut télexée d’usine en usine. Les étudiants furent invités à prendre la parole dans les ateliers ; des délégations ouvrières se rendirent dans les universités occupées.
De nombreuses usines s’engagèrent à faire grève si les étudiants étaient attaqués. L’assemblée des ouvriers de l’usine Skoda de Pilsen se prononça pour l’élection d’une nouvelle direction qui « s’engage à appliquer le processus de démocratisation politique et organisationnelle », les 22 000 ouvriers des aciéries de Kladno exigèrent la démission des dirigeants opposés à la démocratisation. Des prises de position similaires furent adoptées par les mineurs d’Ostrava, les ouvriers de l’usine CKD de Prague. Ces derniers firent même une grève préventive le 22 novembre lorsque les étudiants de Prague défièrent l’ordre d’évacuation que leur avait donné la police. La communauté intellectuelle s’investit elle aussi totalement dans le mouvement.
Dubcek réprime
C’est face à ce mouvement que la direction Dubcek mit elle-même fin à tous les espoirs qu’elle aurait pu susciter : elle renforça la présence policière à Prague, décida la censure de toutes les informations sur la grève étudiante et lança une campagne de dénonciations des irresponsables qui l’animaient.
Pourtant, au moment où la confiance illusoire des travailleurs dans la direction du Printemps de Prague s’émoussait, le mouvement de masse n’avait pas vu naître de direction jouissant d’une large autorité. Les étudiants l’admettaient eux-mêmes lorsqu’ils mirent fin volontairement à leur grève le 21 novembre : « Les événements ont pris une ampleur et une gravité que nous n’avions pas envisagées (…) C’est au cours de cette crise que nous nous sommes rendus compte combien nous étions mal préparés (…), personne n’avait envisagé que les événements puissent prendre ce caractère. »
Une large avant-garde s’était développée dans l’action autour d’un front unique entre les étudiants et les syndicalistes des grandes entreprises. Un pacte fut signé, entre le puissant syndicat de la métallurgie et le syndicat des étudiants de Prague, qui se voulait un véritable programme d’action et qui, selon le président du Front national normalisé, faisait ressembler les deux mille mots à une « comptine ». Des pactes similaires furent signés entre de nombreux autres syndicats et cette coordination continua à fonctionner jusqu’au printemps 1969. Pourtant, une mobilisation de l’ampleur de celle qui existait ne pouvait se maintenir indéfiniment sans un projet politique. Or, les cadres susceptibles de transformer cette puissante action de résistance en une offensive politique qui aurait pu diviser la direction du parti et, ainsi, miner l’instrument politique des occupants, restaient dispersés. Très actifs dans la résistance, ils étaient noyés dans les organisations de masse, sans liens entre eux, sans avoir pu définir un projet. L’expérience, la première, avait été brève.
Smrkovski démis, Palach s’immole par le feu
Deux événements allaient contribuer à démoraliser la résistance début janvier 1969. Depuis l’automne, des divergences étaient apparues au sein de l’équipe dubcékienne. Husak et Strougal avaient commencé à se ranger ouvertement du côté des Soviétiques et multipliaient les pressions pour hâter la normalisation. En décembre, Husak commença à réclamer publiquement la démission de Smrkovski, de son poste de Président de l’Assemblée nationale. De nombreuses résolutions de soutien à Smrkovski arrivèrent de toutes les usines du pays mais, le 5 janvier, ce dernier apparut à la télévision pour dénoncer ceux qui le défendaient. Deux jours plus tard, il était démis. C’était le signe qu’un des dirigeants les plus populaires du Printemps de Prague désertait le combat. Ce fut aussi le signal pour de nombreux cadres et permanents encore hésitants de choisir leur camp à temps et de se ranger du côté de Husak.
Le suicide de Jan Palach, qui s’immola par le feu en plein centre de Prague le 16 janvier, allait, symboliquement, montrer que si la population restait prête à se mobiliser massivement, elle avait perdu tout espoir de trouver un relais dans le PCT et de pouvoir vaincre. Le 21 janvier, 100 000 manifestants défilent place Venceslas. Pour la première fois, le drapeau de la République tchécoslovaque de 19181939 a remplacé le drapeau rouge à la tête du cortège, marquant le changement d’attitude de la population face à la trahison du PC. Lors des funérailles de Palach, le 25 janvier, un million de personnes défilent en silence dans les rues de la capitale. Ils n’ont plus d’exigences, ils n’ont plus que le droit de se taire.
« Démission » de Dubcek
Fin février, Dubcek déclarait devant une assemblée de miliciens : « Nous avons réussi à surmonter la phase la plus aiguë de la crise de janvier ». Il avait raison. Il n’était désormais plus d’aucune utilité pour les occupants. Le 28 mars, un vendredi, l’équipe de hockey tchécoslovaque infligera une défaite — 4 à 3 — à l’équipe d’URSS. Les manifestations se multiplient dans les villes… contre l’occupation. Le Kremlin va dès lors mettre en place la seconde partie de l’intervention : les généraux Gretchko et Semyonov mettent Husak en place et démissionnent Dubcek. Ce dernier sera envoyé comme ambassadeur en Turquie... où il se taira. Rappelé en janvier 1970, il sera expulsé du parti. Le fidèle est remercié. Il a fallu des centaines de milliers d’expulsions du Parti, de licenciements, le chantage aux études des enfants, l’exil forcé, l’emprisonnement, pour défaire le mouvement de masse. La normalisation à l’ombre des chars soviétiques se fit aussi en opérant des concessions au plan économique, avant tout dans le domaine des biens de consommation. A la différence de la Pologne des années 1980 la Tchécoslovaquie des années 1970 connut une croissance relative.
Par Anna Libera en 1988. Republié dans le dernier numéro d’Inprécor consacré à Mai 68.
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Il y a 90 ans : L’insurrection « spartakiste »
Rouge n° 2282, 15/01/2009
En novembre 1918, l’abdication de l’empereur allemand ouvre la voie à un gouvernement socialiste, parlementaire. Des centaines de milliers de personnes optent quant à elles pour le pouvoir des conseils ouvriers…
Le 9 novembre 1918, alors que la Première Guerre mondiale touche à sa fin, la Révolution allemande triomphe sans grande peine1 : l’empereur, le Kaiser Guillaume II, abdique. Le socialiste Friedrich Ebert est nommé chancelier. Les socialistes proposent aux indépendants2 de participer au gouvernement. Dans un premier temps, ceux-ci conditionnent leur présence à la proclamation de la République socialiste allemande et à la remise du pouvoir aux conseils. Malgré le refus du Parti social-démocrate (SPD), pour lequel le seul pouvoir légitime doit être celui de l’Assemblée à élire, les indépendants entrent au gouvernement.
Contre le pouvoir des conseils d’ouvriers et de soldats, ils font ratifier le gouvernement provisoire (appelé Conseil des commissaires du peuple), au motif qu’il va construire le socialisme, et ils préparent l’élection de l’Assemblée. Les indépendants ne s’opposent pas réellement à cette politique. Les socialistes obtiennent la majorité au Ier Congrès des conseils d’ouvriers et de soldats allemands, qui se prononce pour l’Assemblée constituante et refuse la convocation d’un autre congrès.
Manque de direction
Mais la préparation des élections ne fait pas taire les centaines de milliers d’ouvriers et de soldats décidés à aller jusqu’au bout. Les révolutionnaires sont divisés ; le seul groupe de dimension nationale, le groupe spartakiste (appartenant à l’USPD), s’il a des dirigeants populaires et estimés, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, est faible, peu implanté et peu structuré. L’affrontement fait rage entre les conseils et tous ceux qui veulent établir un pouvoir parlementaire, le gouvernement dirigé par les socialistes et le commandement militaire. Les partisans des conseils sont puissants à Berlin, à Leipzig, à Brême, à Munich et dans la Ruhr.
Le 6 décembre 1918, Ebert décide de faire arrêter le conseil des ouvriers et de soldats. La troupe tire sur une manifestation. Karl Liebknecht est arrêté, puis libéré par le préfet de police Eichhorn (aile gauche des indépendants). Les troupes « fidèles » au gouvernement se désagrègent. Le général Lequis, entré à Berlin le 10 décembre avec 40 000 hommes, n’en a plus que 2 000 sous ses ordres le 23 décembre !
Depuis des semaines, le gouvernement d’Ebert envisageait la création d’une force armée dépendant directement du gouvernement, et chargée de le protéger. Les corps francs se constituent ainsi dès la fin du mois de novembre autour d’officiers réactionnaires, tel celui qui déclare à ses 4 000 hommes : « Je suis un vieux soldat. Pendant 34 ans, j’ai servi trois empereurs. […] Mais aujourd’hui, le gouvernement impérial a été remplacé par celui du chancelier Ebert. Et ce gouvernement se trouve […] dans une situation très difficile. […] Cette Rosa Luxemburg est une femme diabolique et Karl Liebknecht un type prêt à risquer le tout pour le tout. » Le haut commandement unifie les corps francs, avec cette formule de serment : « Je, soussigné […] jure de rester fidèle au gouvernement provisoire du chancelier du Reich, Ebert, jusqu’à ce que l’Assemblée nationale ait décidé d’une nouvelle Constitution. » Les membres des corps francs sont mieux payés et nourris que l’armée régulière, leur caisse étant alimentée par les gros propriétaires et les industriels3.
Le gouvernement socialiste décide l’affrontement en s’appuyant sur eux. Son « commissaire au peuple », Gustav Noske4, passe en revue les corps francs engagés pour ratisser Berlin. Le gouvernement attaque en essayant de se débarrasser des marins révolutionnaires installés, depuis le 9 novembre, au cœur de Berlin. Le 23 décembre, l’ordre est donné de réduire les marins par tous les moyens. Des dizaines de milliers d’ouvriers berlinois armés font échec à l’entreprise. Puis, face à la mise à pied du préfet Eichhorn, une énorme manifestation se tient, le 5 janvier 1919. C’est le début de l’insurrection « spartakiste ». Un comité d’action révolutionnaire est constitué. Des manifestations de centaines de milliers d’ouvriers et de soldats se multiplient. Mais il manque à ce mouvement une organisation, des objectifs clairs et une direction. Le comité d’action révolutionnaire engage une négociation avec le gouvernement. Le commandant en chef, Noske, met ce temps à profit pour préparer son offensive.
« Semaine sanglante »
À partir du 10 janvier, la « semaine sanglante » débute : Noske procède à la conquête et au ratissage de Berlin. Il fait publier un appel prévoyant « de prévenir par la force des armes de nouvelles violences de la part des spartakistes et d’éléments criminels ». Le journal du SPD, le Vorwärts, publie, le 13 janvier, un poème, La Morgue, qui sonne comme un véritable appel au meurtre : « Sur un seul rang, plus de cent morts – Prolétaires ! / Karl, Rosa, Radek et consorts / Pas un, pas un parmi ces morts ! » La brutalité se déchaîne contre les membres des conseils d’ouvriers et de soldats. Les militants sont tabassés, assassinés. On donne la chasse aux militants révolutionnaires, contraints à la semi-clandestinité.
Le 15 janvier 1919, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg sont arrêtés par une patrouille de la milice et transférés dans l’hôtel où s’est installé l’état-major. Après un bref interrogatoire, ils sont « transférés ». Rosa est assommée d’un coup de crosse à la sortie de l’hôtel. Ils sont tous deux abattus au cours de ce « transfert ». Le corps de Rosa Luxemburg est jeté dans le canal ; on ne le retrouvera que le 31 mai suivant. Les assassins seront couverts par Noske. La version officielle dira que Karl a été abattu au cours d’une tentative de fuite, et que Rosa l’a été « par un inconnu » ! Les corps francs parcourent ensuite le Reich pour réduire, un à un, les foyers révolutionnaires.
Cette première défaite de la Révolution allemande, grâce à l’alliance de la social-démocratie et de l’armée, n’est pas définitive ; elle est la première de la vague révolutionnaire, qui durera jusqu’en 1923. Elle n’en est pas moins un coup très dur porté aux ouvriers révolutionnaires, symbolisé par la disparition de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, qui écrivait la veille de sa mort : « Comment juger la défaite de ce qu’on appelle la “semaine spartakiste” ? Provient-elle de l’impétuosité de l’énergie révolutionnaire et de l’insuffisante maturité de la situation, ou de la faiblesse de l’action menée ? De l’une et de l’autre ! Le double caractère de cette crise, la contradiction entre la manifestation vigoureuse, résolue, offensive des masses berlinoises et l’irrésolution, les hésitations, les atermoiements de la direction, telles sont les caractéristiques de ce dernier épisode […]. “L’ordre règne à Berlin !” : sbires stupides ! Votre “ordre” est bâti sur le sable. Dès demain, la révolution “se dressera de nouveau avec fracas” proclamant à son de trompe pour votre plus grand effroi : “J’étais, je suis, je serai !” »
Charles Paz
1. Lire Rouge n° 2775 du 20 novembre 2008.
2. Le Parti Social-démocrate indépendant (USPD), scission du Parti social-démocrate survenue en janvier 1917, est constitué par les militants refusant la politique d’union sacrée des majoritaires. Il regroupe toutes les tendances socialistes, des réformistes aux révolutionnaires.
3. Bon nombre de corps francs se retrouveront plus tard dans les troupes d’assaut nazies.
4. Socialiste surnommé, par les révolutionnaires berlinois, le « Chien sanglant » (« Bluthund »).
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Novembre 1918 : Révolution en Allemagne
- Date : 20 novembre 2008
Rouge n° 2275, 20/11/2008
En novembre 1918, l’Allemagne signe l’armistice. Épuisée par la guerre, la population se soulève et prend partiellement le pouvoir.
Depuis les massacres de 1916, la classe ouvrière allemande (plus de 60 % de la population) se mobilise contre la guerre, les morts, la famine, le régime impérial. Des mutineries et des grèves se succèdent, en 1917 et 1918. À partir d’août 1918, le commandement s’aperçoit que l’Allemagne va perdre la guerre, et il propose d’associer les socialistes au gouvernement pour conclure l’armistice : le 4 octobre, un gouvernement regroupant les monarchistes et les socialistes est nommé.
Qui sont ces socialistes ? Avant la guerre, le Parti socialiste allemand (SPD) était une force considérable, admirée par le mouvement ouvrier mondial. Il organisait une contre-société ouvrière au sein du Reich, avait plus de 1 million d’adhérents, des dizaines de journaux et obtenait 34 % aux élections. Après avoir voté des motions contre toute guerre, sa direction s’est engagée dans l’Union sacrée, aux côtés de l’empereur, en août 1914. Cette trahison, après avoir bloqué toute réaction, a provoqué une scission, en 1917, avec la création d’un nouveau parti, les indépendants (USPD). Celui-ci regroupait toutes les tendances, des réformistes aux révolutionnaires, les spartakistes, dont les dirigeants principaux étaient Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht.
Le gouvernement d’unité nationale cherche une solution parlementaire à la crise. Peine perdue, le 4 novembre, les marins de Kiel refusent l’offensive, prennent possession des navires et désignent un conseil d’ouvriers et de marins. Il prend le pouvoir dans la ville et organise 2 000 hommes. La révolution est en marche ! Le gouvernement envoie sans succès un socialiste, Noske, pour apaiser les marins.
L’Allemagne se couvre de conseils d’ouvriers et de soldats. La soif de paix des masses, fatiguées par la guerre, prend le dessus : l’armée s’effondre et l’exemple de la Révolution russe montre que l’arrêt des massacres, le renversement du pouvoir sont possibles. Partout, les militaires manifestent avec les travailleurs en grève, le drapeau rouge flotte sur les édifices publics.
Le 9 novembre, l’empereur abdique, et le socialiste Ebert est nommé chancelier. La révolution a triomphé sans grande peine. Tandis que, au Reichstag, le socialiste Scheidemann salue la « République allemande », au palais impérial, le spartakiste Karl Liebknecht déclare que « le règne du capitalisme est terminé » et il proclame la « République socialiste d’Allemagne ».
Pouvoir des conseils
La question essentielle se résume dans cette double proclamation. Qui va détenir le pouvoir, l’Assemblée nationale ou l’Assemblée des conseils ? Les indépendants de l’USPD acceptent d’entrer au gouvernement, à la condition que la République socialiste allemande soit proclamée et que le pouvoir soit remis aux conseils d’ouvriers et de soldats. Les socialistes (SPD) refusent. Pour eux, le seul pouvoir légitime sera celui de l’Assemblée à élire. Malgré ce refus, les indépendants entrent dans le gouvernement dirigé par les socialistes.
Rosa Luxemburg répond aux réformistes : « Ils veulent […] épargner à la révolution l’emploi de la force […]. La bourgeoisie n’est pas un parti parlementaire, mais une classe dirigeante, qui se trouve en possession de tous les instruments de la domination économique et sociale […]. Aussitôt que l’Assemblée nationale décidera réellement de réaliser le socialisme […], d’extirper radicalement la domination du capital, aussitôt commencera le combat. Quand la bourgeoisie sera touchée au cœur (et son cœur est dans son coffre-fort), elle se battra à la vie, à la mort, pour sa domination […]. L’idée que le socialisme pourrait être réalisé sans lutte des classes, par la décision d’une majorité parlementaire, est une ridicule illusion […]. Il ne s’agit pas aujourd’hui d’un choix entre démocratie et dictature. La question qui est mise à l’ordre du jour, c’est démocratie bourgeoise ou démocratie socialiste […]. Il faut un organe de classe, le parlement des prolétaires des villes et des campagnes. » Rosa Luxemburg propose la convocation d’une « assemblée des représentants des travailleurs à la place de l’Assemblée nationale des révolutions bourgeoises ».
Les conseils d’ouvriers et de soldats constituent un pouvoir de fait, organisent la vie quotidienne. Rien ne peut se faire sans eux. Certains abolissent les institutions existantes, expulsent les responsables, dissolvent la police. Souvent, ils se dotent de leur propre force armée, dont le noyau est constitué par les soldats mutinés. Certains prennent en charge des tâches gouvernementales : interdiction de tout licenciement et journée de huit heures à Hanau, augmentation de 80 % des salaires à Mülheim, saisie de la presse militaire à Leipzig, etc. Mais la puissance économique de la bourgeoisie reste en place. Le 15 novembre, le patronat signe avec les syndicats un accord prévoyant la reconnaissance des syndicats et du droit de grève, la journée de huit heures sans perte de salaire et l’établissement de conventions collectives.
Contre-révolution
Le pouvoir des conseils a des adversaires. D’abord, les institutions étatiques – l’armée, la police, la justice –, qui continuent d’exister, même désorganisées, même si les ministères ne fonctionnent pas ou doivent accepter les consignes des conseils. Ensuite, au sein même des conseils, le travail essentiel des socialistes est d’étouffer le mouvement, en exigeant la ratification du gouvernement (au motif qu’il va construire le socialisme) et en préparant l’élection de l’Assemblée qui leur enlèvera le pouvoir. Les indépendants ne s’opposent pas réellement à cette politique. Petit à petit, les adversaires des conseils marquent des points…
D’abord, les socialistes obtiennent la majorité au Ier Congrès des conseils d’ouvriers et de soldats allemands, qui se prononce pour l’Assemblée constituante et refuse la convocation d’un autre congrès. En même temps, dans l’incapacité d’organiser la troupe contre les conseils, le gouvernement, dirigé par les socialistes, constitue une armée financée par les bourgeois et les possédants : les corps francs. Ceux-ci touchent des soldes élevées, prêtent serment « au gouvernement provisoire du chancelier Ebert [socialiste] ». Le gouvernement organise la contre-révolution, fait arrêter le comité exécutif des conseils d’ouvriers et de soldats de Berlin et fait occuper le siège du journal spartakiste.
Des centaines de milliers de soldats et d’ouvriers radicalisés refusent tout compromis et voient, dans la lutte armée, un raccourci. Mais ils sont mal organisés et s’engagent dans l’affrontement sans que le rapport de force permette d’espérer une victoire. Les corps francs, dirigés par le socialiste Noske, écrasent sauvagement le soulèvement révolutionnaire, assassinent Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, et organisent des expéditions punitives dans toute l’Allemagne.
La révolution était là. Le mouvement spontané des ouvriers et des soldats ne voulait pas restaurer l’ordre ancien ; il avait une aspiration confuse à une perspective socialiste, mais les révolutionnaires étaient trop faibles pour empêcher les sociaux-démocrates d’écraser cette révolution. Ce n’était que le début, puisque la situation restera instable jusqu’en 1923, date du dernier échec des ouvriers allemands pour abattre le capitalisme.
Charles Paz
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IVe internationale
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Septembre 1938 : fondation de la IVe Internationale
Fallait-il une Internationale ?
En 1864 Karl Marx fut le principal initiateur de la première Internationale : créée à Londres le 28 septembre 1964. Il voulait organiser une direction révolutionnaire sans frontières. C’était donc un parti unique, appelé "l’Internationale" et dont les membres étaient issus de la classe ouvrière des principaux pays européens et des États-Unis. Il était appuyé sur le mouvement ouvrier anglais dont la base était déjà organisée dans le pays le plus industrialisé à cette époque.
L’Internationale se développa mais sans devenir une large force ouvrière et dès avant l’écrasement de Commune de Paris en 1871, les fortes dissensions entre les partisans de Marx et les anarchistes inspirés par Bakounine paralysèrent son action et conduisirent à son effritement puis sa dissolution en 1876.
La seconde Internationale née à Paris en 1889 était très différente. Il s’agissait cette fois d’une alliance entre des partis sociaux-démocrates nés dans divers pays surtout européens mais dont chacun menait une activité autonome. Le plus puissant d’entre eux, en Allemagne, n’était parvenu qu’avec difficulté à une fusion entre deux partis socialistes dont l’un était plus nationaliste allemand qu’internationaliste. Le 4 août 1914 marqua l’effondrement total de cette deuxième Internationale incapable non seulement d’organiser une grève générale contre la guerre qui éclatait mais admettant surtout que ses députés élus votent dans leurs parlements respectifs les crédits militaires et l’envoi à la boucherie de millions de jeunes soldats.
Le manifeste communiste de Marx et Engels, écrit en 1848 s’achevait par les mots "Prolétaires de tous les pays unissez-vous". La guerre de 14/18 montra à l’évidence qu’une Internationale était nécessaire.
Pendant les rencontres de Zimmerwald (septembre 1915) et de Kienthal (avril 1916), Lénine mais aussi Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et Léon Trotsky firent constater que la deuxième Internationale était morte et décidèrent d’en créer une troisième. À sa naissance l’Internationale communiste fondée à Moscou en mars 1919 était peu représentative du prolétariat européen. Elle comptait avant tout des délégués de l’URSS où la révolution avait triomphé et des Allemands. Mais ces derniers étaient privés de leur principal dirigeant Rosa Luxemburg, assassinée à Berlin en janvier 1919, quelques jours après avoir fondé le PC allemand (D.K.P.). La troisième Internationale voulut se protéger du réformisme en précisant des conditions d’adhésion rigoureuses mais elle accepta tout de même des partis de masse comme le PCF dont les cadres, en majorité, étaient membres du parti socialiste français en août 1914 et avaient voté pour la guerre.
Un effort dit de "bolchévisation" mené en 1924 par Zinoviev, qui présidait l’Internationale communiste appelée aussi Komintern, n’aboutit pas à une composition sociale et idéologique plus radicale, plus authentiquement révolutionnaire. Au contraire cela permit ou du moins prépara la bureaucratisation de la plupart des partis membres de l’IC au profit de la direction stalinienne qui commençait à prendre le pouvoir en URSS. Il n’aura pas fallu beaucoup de temps pour que cette troisième Internationale cesse d’être une véritable direction révolutionnaire mondiale. À partir de 1925 alors qu’une révolution sociale commençait en Chine, les dirigeants de l’IC, malgré la vive opposition de Trotsky et de sa tendance appelée l’opposition de gauche en URSS, empêchèrent les communistes chinois de prendre la direction de la révolution et les livrèrent au dictateur Chiang Kaï-shek qu’il n’hésita pas à en faire massacre le 12 avril 1927 à Changhai.
Trotsky, exilé en Turquie en février 1929 par la direction stalinienne du PC de l’URSS, va par ses écrits, mener une campagne de propagande intense pour que se réalise un front unique PC-PS en Allemagne capable de s’opposer à la menace capitale que représentaient Hitler et le parti nazi en plein essor. Staline et ses acolytes menèrent jusqu’au bout leur politique criminelle de dénonciation du PS "pire que les nazis" et le 30 janvier 1933 Hitler prit le pouvoir légalement comme chancelier du Reich sans qu’aucune résistance ne soit esquissée par le DKP pourtant encore puissant. La mort de Rosa Luxemburg - drame majeur pour toute la classe ouvrière - n’avait pas permis qu’une direction efficace se construise en Allemagne et le DKP n’était plus qu’un instrument entre les mains de Staline et se révéla incapable de prendre de simples mesures d’autodéfense.
Vers la création de la IVe Internationale
Trotsky avait mené dans les années 20 une bataille obstinée comme dirigeant de l’"opposition de gauche" du PC de l’URSS pour que le programme du parti et de la troisième Internationale restent centrés sur la révolution dans les pays capitalistes et non sur l’illusoire "construction du socialisme dans un seul pays" que préconisait Staline.
Dès février 1929 et pendant ses quatre ans d’exil en Turquie, Trotsky chercha à construire une opposition de gauche internationale. Il gagna des groupes importants de partisans dans divers partis de l’IC. L’opposition de gauche fut même brièvement majoritaire dans le PC belge avant 1930. Aux USA, James Cannon devint le principal leader communiste et appuya Trotsky. Ces groupes connurent malheureusement de nombreux échecs et divisions liées à des désaccords internes successifs. Avant de réussir à tuer Trotsky à Mexico le 21 août 1940, la police stalinienne (G.P.U. puis N.K.V.D.) assassinèrent un certain nombre de militants de l’opposition de gauche en URSS, en France, en Espagne, en Suisse. Léon Sedov, fils et collaborateur essentiel de Trotsky en fut lui-même victime en février 1938.
La victoire du nazisme en Allemagne décida Trotsky a proclamer la nécessité de créer une quatrième Internationale face à une prise de position du comité exécutif de l’IC qui le 5 avril 1933 approuvait la politique du PC allemand (D. K. P.) qui a mené Hitler au pouvoir.
Dans le "bulletin international de la L.C.I. (Ligue communiste internationaliste) du 30 août 1933, Trotsky définit l’I.C. "une organisation que n’a pas réveillé le tonnerre du fascisme démontre qu’elle est morte et que rien ne la ressuscitera". Et à ceux qui émettent des réserves face au projet de fonder une quatrième Internationale Trotsky répond : "Il nous faut avancer sur un chemin coupé d’obstacles et encombré de débris du passé".
Arrivé en France, face à un camarade cheminot inquiet qui lui dit : "En somme vous proposez de tout recommencer ?" Il répond : "C’est cela même : tout recommencer". (1)
Un premier succès pour établir les fondations de la IVe internationale sera obtenu à Paris en novembre 1933 où se tient un plénum de la L.C.I. (Ligue communiste internationaliste) auquel participe Henk Sneevliet qui avait fondé notamment le PC indonésien. Ce militant sera fusillé par les nazis en 1942.
Quatre organisations, parmi les 14 représentées vont conclure une alliance. Il s’agit de l’Opposition de gauche soviétique, du SAP (parti social-démocrate de gauche allemand) et des deux partis hollandais (O. S. P. et R. S. P. qui vont fusionner en RSAP). Mais cette conférence sera suivie de désaccords notamment au sujet du "tournant français" c’est-à-dire la tactique entriste préconisée par Trotsky pour la France et la Belgique notamment.
En Belgique Léon Lesoil et la majorité des Trotskystes belges réussiront - malgré l’opposition de Georges Vereeken - à entrer dans les jeunesses socialistes et à y rencontrer un certain succès. Il en va de même en France mais les militants français se divisent et en 1938 il ne subsistera de cet épisode que plusieurs groupes en désaccord. Aux États-Unis, en Espagne avec le P.O.U.M. des forces de gauche sont actives mais Andrès Nin le dirigeant catalan du P.O.U.M. finira par rompre avec Trotsky un an avant d’être exécuté à Barcelone en juin 1937 par les agents russes du NKVD.
Le coup d’Etat de Franco le 18 juillet 1936 va voir les travailleurs catalans dirigés par les anarchistes prendre le pouvoir à Barcelone mais sans entamer une révolution socialiste radicale. Ils ne le tenteront qu’en mai 1937. Ce sera trop tard.
Un désaccord entre oppositionnels naîtra de la publication en 1936 du livre capital de Trotsky "la révolution trahie" où il décrit en détail la mainmise de la bureaucratie stalinienne sur l’URSS tout en affirmant que la base économique et sociale de l’URSS est restée héritière de la révolution d’octobre et qu’il faut donc "défendre l’URSS contre l’impérialisme" malgré la dictature bureaucratique. Une partie des militants n’acceptera pas cette analyse et le 22 août 1939 le pacte germano-soviétique en verra beaucoup d’autres quitter la IVe internationale toute neuve en rejetant cette position.
Fallait-il créer une IVe Internationale ?
Toutes ces tensions, ces désaccords entre les militants qui avaient appuyé Trotsky firent en sorte qu’au début de 1938 il ne trouve d’appui que chez un nombre limité de militants et d’organisations. Après le POUM, c’est le RSAP hollandais de Sneevliet, qui rompt avec Trotsky en juillet 1937. Les proches collaborateurs de Trotsky, Erwin Wolf, Ignace Reiss, Rudolf Klement et Léon Sedov, son fils, meurent sous les coups du NKVD. En URSS les oppositionnels les plus connus ont renié leur appui à Trotsky ce qui ne les protégera pas de l’exécution au cours des procès de Moscou. À Vorkouta les partisans de Trotsky qui lui sont restés fidèles dans ce camp où Staline les a concentrés sont exécutés à la mitrailleuse en mars 1938.
En Occident Franco marche à la victoire en Espagne et les gouvernements français et anglais préparent une entente "pour la paix" avec Hitler à Munich en septembre 1939. Trotsky lui-même est exilé au Mexique depuis janvier 1937. Il y a trouvé des amis comme le peintre Rivera mais des agents staliniens préparent déjà son assassinat.Fallait-il dans ces conditions faire naître une IVe Internationale faible, peu ancrée dans les masses alors qu’à sa naissance en 1919 la troisième s’appuyait sur la révolution russe victorieuse et sur des partis communistes en pleine essor ? Trotsky a mis toute son énergie dans cette création qui semblait aléatoire et, précise Ernest Mandel, "allant jusqu’à proclamer que c’était la mission la plus importante qu’il ait eu à entreprendre durant toute sa vie. C’est-à-dire plus importante que formuler la théorie de la révolution permanente, plus importante que diriger l’insurrection d’octobre, plus importante que construire l’armée rouge et l’amener à la victoire dans la guerre civile". (2)
Dès juin 1936 Trotsky écrivait à Victor Serge : "J’avoue ne pas comprendre ce que signifie fonder la quatrième Internationale. Il existe dans différents pays des organisations qui luttent sous ce drapeau". Et un mois plus tard lors de la conférence dite de Genève, tenue à Paris, il avait encore ajouté dans ses thèses : "Il est aussi futile qu’absurde de discuter si le moment est venu de la fonder. Une Internationale ne se fonde pas comme une coopérative, elle se crée dans la lutte." (3)
Mais chassé de France dès 1935, toléré en Norvège puis réfugié au Mexique en janvier 1937, Trotsky ne pourra pas participer à la naissance effective de la IVe internationale. Il en aura écrit le programme intitulé "l’agonie du capitalisme et les tâches de la IVe Internationale" plus connu sous le nom de "programme de transition". Ernest Mandel écrit à ce sujet : "Quand Trotsky intégra étroitement la construction de la IVe internationale dans le "programme de transition" et dans la stratégie de lutte pour les revendications transitoires, il était très conscient du double aspect de la crise du facteur subjectif : crise de direction et crise de conscience de classe du prolétariat... La fonction essentielle de la lutte pour la revendication transitoire est d’amener les ouvriers, à travers leurs propres expériences, à la conclusion de la nécessité de prendre le pouvoir. Le programme est un pont entre leur niveau donné de conscience et celui qui est nécessaire pour une révolution socialiste victorieuse". (4)
La conférence tenue à Périgny, près de Paris, le 3 septembre 1938 par 22 délégués de 11 sections nationales proclame la IVe Internationale et adopte son programme. Elle rassemble tout aux plus 5000 militants dans le monde selon Pierre Naville. C’est peu mais cette existence et la vie de Trotsky elle-même restent pour Staline les obstacles qui l’empêchent de se présenter comme le chef de toute la mouvance communiste dans le monde. Il réussira à faire assassiner Trotsky mais ne pourra détruire la IVe Internationale.
Et François Moreau dans son remarquable ouvrage "Combats et débats de la IVe Internationale" écrit : "Si la IVe Internationale n’avait pas été fondée, si elle avait disparu, si elle s’était fossilisée, il faudrait partir de zéro pour former une nouvelle Internationale..." Et il ajoute "Dans tous les cas, la IVe Internationale aura sa contribution à faire : une continuité révolutionnaire ininterrompue plongeant ses racines dans la meilleure période de l’Internationale communiste ; une riche expérience de luttes dans les trois secteurs de la révolution mondiale ; des militants révolutionnaires insérés dans le mouvement de masse de dizaines de pays sur tous les continents, par milliers et dizaines de milliers ; des organisations nationales habituées à fonctionner dans un cadre international et à parler un langage commun dans l’analyse des événements et des tâches. C’est peu et c’est beaucoup."
(1) cité par Pierre Broué dans son livre "Trotsky" ( éd. Fayard 1988 p.763)
(2) Ernest Mandel : Trotsky (éd.Maspéro 1981 p.135)
(3) cité par Pierre Broué : Trotsky (éd. Fayard 1988 p. 911)
(4) Ernest Mandel : Trotsky (éd.Maspéro 1980 p. 122 et 123)
(5) François Moreau : combats et débats de la IVe Internationale (éd. Vents d’Ouest Québec 1993 p. 278)
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Il y a 70 ans : aux origines de la IV
- N° Rouge n° 2266
- Date : 18/09/2008
70 ans après sa fondation, en septembre 1938, la IVe Internationale suscite toujours débats, polémiques et controverses.
La IVe Internationale a été fondée alors qu’il était « minuit dans le siècle » : le fascisme se déchaînait, la contre-révolution triomphait en URSS et le stalinisme étouffait le mouvement ouvrier révolutionnaire dans le monde entier. À la différence des précédentes Internationales, elle ne fut pas portée par des vagues de luttes ouvrières et une croissance du mouvement ouvrier. La Ière Internationale suivit les explosions révolutionnaires de 1848 en Europe. La IIe Internationale incarna la croissance et l’organisation du mouvement ouvrier, à la fin du xixe siècle et au début du xxe. La IIIe Internationale fut lancée après la Révolution russe. Mais la IVe Internationale se dressa à contre-courant, dans une période de défaites historiques majeures pour le mouvement ouvrier. Aussi, contrairement à certains pronostics, en particulier ceux de Trotsky qui, à l’instar de la IIIe Internationale après la Première Guerre mondiale et la Révolution russe, voyait le développement d’une IVe Internationale de masse après la Deuxième Guerre mondiale, celle-ci restera une organisation minoritaire.
Mais la fondation de la IVe Internationale ne fut pas justifiée par les pronostics ou les réponses à la conjoncture de l’époque ; elle le fut par la nécessité, face aux trahisons de la social-démocratie et du stalinisme, d’affirmer une alternative historique, un nouveau courant politique qui assure la continuité et la vitalité programmatique, théorique et politique du mouvement ouvrier révolutionnaire. Il ne s’agissait donc pas de proclamer une « Internationale trotskyste ». Il fallait, au moment où avec la guerre « tout foutait le camp », préserver les acquis du marxisme, non pas pour les mettre « sous cloche » en attendant des jours meilleurs, mais afin d’aider au combat politique et à la construction de partis révolutionnaires.
À contre-courant
L’origine, c’est l’Opposition de gauche au stalinisme. Mais la IVe Internationale, c’est beaucoup plus. Elle a maintenu une certaine vision du monde, marquée par l’internationalisme – qui déjà découlait d’une certaine globalisation capitaliste et s’opposait au « socialisme dans un seul pays » de Staline. Tout son combat était ordonné par la lutte de classe, des éléments d’un programme de transition vers le socialisme, le front unique des travailleurs et de leurs organisations, l’indépendance du mouvement ouvrier face aux gouvernements de collaboration de classes dans les pays capitalistes développés – les différentes formules de l’Union de la gauche ou de la gauche plurielle –, mais aussi vis-à-vis des bourgeoisies nationales dans les pays dominés par l’impérialisme, ce que l’histoire retiendra comme la théorie de la révolution permanente. Là ou nombre de commentateurs réduisaient leur analyse du monde du siècle dernier aux camps ou aux États – les USA et l’ex-URSS –, la IVe Internationale mettait en avant la lutte des peuples et des travailleurs contre leur propre impérialisme et la bureaucratie soviétique.
La IVe Internationale ne s’est pas cantonnée à défendre de manière générale ou dogmatique les idées marxistes. Ernest Mandel a, par exemple, analysé la dynamique du développement du capitalisme, des années 1950 à la fin des années 1970. Des documents programmatiques ont été discutés et adoptés par des congrès internationaux, sur les questions de la démocratie socialiste, du féminisme, de l’écologie. Face au stalinisme, Trotsky et son mouvement s’étaient singularisés, à partir des années 1930, par la défense tenace d’un socialisme démocratique. Ces références permirent à de nombreuses générations, surtout aujourd’hui, à l’heure où les manuels scolaires confondent communisme et stalinisme, de faire la différence entre la Révolution russe et la contre-révolution stalinienne, de garder le cap de la révolution… et de pouvoir, malgré les défaites, « recommencer ».
Car notre courant a aussi une autre singularité, même vis-à-vis des autres mouvements trotskystes : celle de reconnaître des processus révolutionnaires, anti-impérialistes et socialistes, au-delà même de leurs directions, de leur manifester une solidarité sans faille contre l’impérialisme. Nous avons clairement défendu les révolutions chinoise, yougoslave, vietnamienne, algérienne, cubaine et nicaraguayenne. En particulier, notre rapport à l’expérience de Che Guevara traduit cette volonté de se lier à ces processus révolutionnaires.
Nouvelle période…
Alors, bien sûr, cela ne s’est pas fait sans erreurs ou fautes politiques. Tout en combattant le stalinisme et en manifestant notre solidarité avec les peuples de l’Est contre la bureaucratie, notre courant a globalement sous-estimé l’ampleur des destructions staliniennes qui, à l’effondrement du bloc soviétique, ont laissé la place, non à une révolution politique antibureaucratique ou à des mouvements de masse pour le socialisme démocratique, mais à la restauration du capitalisme. Dans notre solidarité avec les révolutions coloniales, dans cet enthousiasme pour des révolutions vivantes, nous avons sous-estimé les problèmes qui leur étaient liés. Nous n’avons pas suffisamment exercé le devoir de critique. Mais les organisations de la IVe Internationale ont manifesté d’autres faiblesses, liées souvent à leur petite taille : un caractère propagandiste, certains travers sectaires, un style de « conseilleurs » politiques envers d’autres forces plus importantes, en général des partis réformistes… « Faites ce que nous ne pouvons pas faire ! », leur disait-on…
Le trotskysme a aussi pâti du fractionnalisme. On connaît l’adage : « un trotskyste, un parti ; deux trotskystes, deux fractions ; trois trotskystes, une scission… » Alors que, ces 70 dernières années, nombre d’organisations ou courants révolutionnaires ont disparu, la IVe Internationale a tenu. Elle n’a pas rempli ses objectifs historiques, elle a connu des hauts et des bas, des crises majeures dans certains pays – comme le Brésil, dans la dernière période –, mais aussi des percées, comme en France, de belles expériences, comme au Portugal, en Italie, au Pakistan ou aux Philippines. C’est un acquis considérable.
À l’heure où la LCR souhaite écrire une nouvelle page de l’histoire du mouvement ouvrier, il faut savoir d’où l’on vient, afin de « féconder d’un contenu révolutionnaire » les processus de réorganisation en cours du mouvement ouvrier. Car il s’agit bien d’un tournant historique. La IVe Internationale est le produit d’une période marquée par la force propulsive de la Révolution russe, mais son programme, sa réalité militante vont au-delà de cette histoire. Pourtant, rien n’est acquis. « Nouvelle époque, nouveau programme, nouveau parti », cela signifie aussi nouvelle Internationale. Celle-ci ne se décrète pas et le chemin sera long. Mais les camarades de la IVe Internationale feront tout pour qu’elle voie le jour.
François Sabado
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La Commune
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Il y a 120 ans : la Commune n’est pas morte
- N° 1914
- Date : 15 mars 2001
En 1871, l’empereur Napoléon III règne depuis son coup d’Etat du 2 décembre 1851. Peu à peu lâché par ses soutiens, il voit dans la guerre de 1870 avec la Prusse l’unique moyen pour tenter de durer. Las ! son armée capitule à Sedan et il est lui-même fait prisonnier. A cette nouvelle, le peuple parisien se soulève et la République est proclamée le 4 septembre, avec la volonté de "chasser l’envahisseur prussien". Un gouvernement bourgeois de la "Défense nationale" est constitué, alors que Paris subit un siège terrible.
Le 8 février 1871 est élue une Assemblée nationale composée en grande majorité de royalistes représentant les "ruraux". Elle siège à Bordeaux et élit Thiers chef du pouvoir exécutif. Celui-ci se rend à Versailles pour négocier la capitulation avec Bismarck (elle est signée le 26 février).
A Paris, la Garde nationale regroupe tous les hommes valides (200 bataillons et 170000 hommes). Ils sont bien armés, disposent de centaines de canons payés avec leurs deniers et ont des chefs élus. Inquiet devant leur farouche volonté de résistance, Thiers veut s’emparer des canons qu’ils ont regroupés à Montmartre. C’est la fameuse journée du 18 mars, qui voit le début de la révolte populaire : peuple et soldats fraternisent, le gouvernement s’enfuit à Versailles accompagné par une troupe démoralisée.
Sans qu’il l’ait sollicité le moins du monde, le pouvoir va retomber entre les mains du comité central de la Garde nationale, composé de petits-bourgeois modérés, sortis du peuple, ayant horreur de l’illégalité et de la violence, et dont le plus cher désir est de laisser la place à un conseil municipal régulièrement élu. Celui-ci verra le jour le 28 mars : ce sera le conseil général de la Commune. Sur 90 élus, la majorité sont des révolutionnaires (parmi eux 25 ouvriers), mais ils vont se partager en 3 groupes qui vont s’affronter en permanence : l’Internationale (la première, l’Association internationale des travailleurs) ; le parti blanquiste ; la majorité va aux "jacobins", petits-bourgeois rêvant d’une révolution seulement politique.
Mesures sociales et symboliques
Insurrection populaire devenue en quinze jours une véritable révolution sociale, la Commune a pris de nombreuses décisions exemplaires. Enumérons d’abord les mesures sociales : remise des loyers ; création des futures Bourses du travail ; suppression du travail de nuit chez les boulangers ; interdiction des amendes et des retenues sur salaire dans les ateliers et les administrations ; suppression des monts-de-piété ; enseignement obligatoire, laïque et gratuit avec intégration de l’instruction professionnelle ; recensement des fabriques abandonnées pour être remises à des coopératives ouvrières.
Il y eut également des mesures à portée hautement symbolique : suppression de l’armée permanente, remplacée par la Garde nationale dont tous les citoyens doivent faire partie ; élection et révocabilité de tous les responsables dans l’administration, la justice, l’enseignement et la Garde nationale ; limitation du traitement des employés de la Commune à celui d’un ouvrier ; séparation de l’Eglise et de l’Etat. Très symboliques furent également la démolition de la "colonne impériale de la place Vendôme", l’incendie de la maison de Thiers et la crémation de la guillotine.
Modernité de la Commune
Il convient cependant d’insister particulièrement sur deux aspects essentiels qui mettent en évidence la "modernité" de la Commune : ils concernent la question des femmes et celle des étrangers.
Les femmes ont pris une part massive aux mobilisations et se sont organisées en comités de quartier. Si Louise Michel est bien connue, il ne faut pas oublier Elisabeth Dimitrieff, qui a créé la première Union des femmes. Plus de mille d’entre elles passeront en conseil de guerre et les "pétroleuses", accusées d’avoir incendié les maisons bourgeoises, seront flétries par de célèbres écrivains, tel Alexandre Dumas fils (l’auteur de "la Dame aux Camélias") qui osera s’exprimer ainsi : "Nous ne dirons rien de leurs femelles par respect pour les femmes à qui elles ressemblent - quand elles sont mortes."
Quant aux étrangers, ils furent des centaines à participer à la Commune et, fait unique dans l’histoire mondiale, plusieurs d’entre eux occupèrent des postes de direction : les meilleurs généraux étaient polonais (Dombrowski et Wroblewski) et le ministre du Travail fut un Juif hongrois, ouvrier bijoutier, Léo Frankel. Il avait été élu au conseil général de la Commune suivant les recommandations ci-après de la commission des élections : "Considérant que le drapeau de la Commune est celui de la République universelle ; considérant que toute cité a le droit de donner le titre de citoyen aux étrangers qui la servent (...), la commission est d’avis que les étrangers peuvent être admis, et vous propose l’admission du citoyen Frankel." Le citoyen Frankel n’aurait pas eu cet honneur sous le règne du "socialiste" Jospin...
L’écrasement de la Commune par les armées de Versailles est bien connu : le 21 mai commence la "Semaine sanglante", le plus effroyable massacre pratiqué par un pouvoir aux abois, désireux de se venger et d’écraser pour longtemps la classe ouvrière (plus de 20000 morts, des milliers de condamnés et déportés outre-mer).
Faiblesses et leçons
De ces 72 jours, Marx, Engels, Lénine, Trotsky ont tiré de nombreuses leçons. Tous sont d’accord pour souligner les principales faiblesses de la Commune : elle a montré les limites de la spontanéité des masses, leur fantastique essor s’est accompagné d’une tendance à s’arrêter en chemin et à se contenter des premiers succès. C’est malgré lui que le prolétariat parisien s’est retrouvé au pouvoir et, dépourvu de direction révolutionnaire consciente, il a laissé passer toutes les occasions d’écraser son ennemi : ses deux principales erreurs furent de ne pas immédiatement marcher sur Versailles et de vouer un respect sacro-saint à la propriété privée et notamment à la Banque de France (qui finança largement Versailles).
Avec la Commune, Marx s’est vu renforcé dans son idée que l’Etat bourgeois ne se réforme pas mais doit être brisé et remplacé par d’autres institutions. La Commune avait commencé à le faire mais très timidement et les représentants de cet Etat bourgeois à qui les atermoiements de la Commune avaient donné la possibilité de se reconstituer à Versailles, bien que "républicains", ont accompli le pire carnage ouvrier de l’histoire française.
Enfin, ce qui est peut-être la leçon essentielle de la Commune et a été démontré par toutes les expériences révolutionnaires ultérieures : des organisations révolutionnaires bien préparées sont indispensables. Jamais, nulle part, une insurrection populaire spontanée n’est parvenue à renverser le régime capitaliste et à assurer le pouvoir des travailleurs. Si l’existence d’une ou de plusieurs organisations révolutionnaires liées aux masses est nécessaire, le déroulement des révolutions russe, chinoise ou vietnamienne a montré qu’elle n’était pas suffisante pour assurer l’édification d’une société véritablement socialiste autogérée. La nature de l’organisation (démocratique et inspirée par les idéaux de la Commune) est au moins aussi importante que son existence.
Jean-Michel Krivine
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La section française de la IVe internationale
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De la JCR à la Ligue
- N° 2256
- Date : 12 juin 2008
Le 12 juin 1968, le gouvernement dissout par décret onze groupes d’extrême gauche, dont la Jeunesse communiste révolutionnaire et le Parti communiste internationaliste. Dans la foulée, deux animateurs de la JCR, Alain Krivine et Pierre Rousset, sont emprisonnés.
Pour le courant « marxiste révolutionnaire », la dissolution de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) et du Parti communiste internationaliste (PCI) constitue un tournant dans une histoire passablement agitée. Animé par Pierre Frank, le PCI était, à l’époque, la section française de la IVe Internationale, une petite organisation de cadres trotskystes, qui pratiquaient un entrisme clandestin au sein du Parti communiste depuis le milieu des années 1950. Du fait de l’hégémonie du PCF sur le mouvement ouvrier et de l’absence de toute démocratie en son sein, cette tactique n’avait donné que peu de résultats, si ce n’est dans la jeunesse scolarisée, notamment étudiante.
Dès le début des années 1960, l’Union des étudiants communistes, qui regroupait l’ensemble des courants de la gauche révolutionnaire (trotskysme, maoïsme) était entrée en crise : sa direction échappait au contrôle du PCF et se réclamait des thèses du Parti communiste italien. Alain Krivine animait le courant de gauche, dont le principal bastion était le secteur « Sorbonne lettres », en opposition ouverte. À l’automne 1965, lorsque le PCF décida de soutenir la candidature de François Mitterrand dès le premier tour de l’élection présidentielle, le secteur « Sorbonne lettres » s’y refusa et fut exclu, de même que l’ensemble de ce courant.
Dans la foulée, à quelques centaines, les exclus créèrent la Jeunesse communiste révolutionnaire. Habituellement caractérisée de « trotsko-guévariste », la JCR se revendiquait des thèses de l’Opposition de gauche au stalinisme, mais elle ne se référait formellement ni au trotskysme ni à la IVe Internationale (bien que beaucoup de ses fondateurs en aient été membres). Outre la bataille idéologique qui, en ces années-là, faisait rage dans la gauche étudiante, la JCR menait de nombreuses activités internationalistes, dont le soutien à la Révolution cubaine et, surtout, la solidarité avec les peuples d’Indochine victimes de la guerre menée par les États-Unis. Elle joua un rôle moteur dans l’impulsion et la construction d’un cadre unitaire de mobilisation, le Comité Viêt-nam national (CVN).
Vers la Ligue communiste
Lorsque survient Mai 68, à l’extrême gauche alors en expansion, la JCR est loin d’être la plus nombreuse ou la mieux implantée dans le monde du travail. À vrai dire, elle est même nettement surclassée par les courants maoïstes ainsi que par Voix ouvrière et l’Organisation communiste internationaliste, ancêtres respectivement de Lutte ouvrière et du Parti des travailleurs. Mais, dès le début, la JCR va se trouver naturellement en phase avec le mouvement : elle participe (avec les anarchistes) à la création du Mouvement du 22 Mars ; début mai, elle transforme son meeting à la Mutualité (prévu de longue date) en « meeting du mouvement », y invitant les leaders étudiants à prendre la parole ; elle joue un rôle actif le 10 mai, lors de la fameuse « nuit des barricades », au Quartier latin. En mai, chaque jour, la JCR tient un meeting dans la cour de la Sorbonne et elle diffuse une feuille d’agitation quotidienne. À Paris comme en Province, elle sera de toutes les manifestations, se battant pour l’organisation démocratique du mouvement et pour la liaison entre la jeunesse et les travailleurs en grève.
Durant l’été 1968, deux dirigeants de la JCR alors dissoute – Daniel Bensaïd et Henri Weber – rédigent Mai 68, répétition générale, où ils essaient de tirer à chaud les leçons du mouvement étudiant et de la grève générale ouvrière et de tracer des perspectives politiques. Parallèlement, l’organisation tente de se reconstruire et de stabiliser les sympathisants gagnés au cours du mouvement. En fait, cette réorganisation se fera autour de Rouge, « journal d’action communiste », d’abord quinzomadaire, dont le premier numéro paraît le 18 septembre 1968. La discussion s’ouvre au sein des cercles de diffuseurs de Rouge (CDR), véritables instances de base de la nouvelle organisation en gestation, sur la base d’une conviction commune : ce qui a manqué en Mai 68 et empêché de transformer le mouvement étudiant et la grève ouvrière en révolution socialiste, c’est l’absence d’un parti révolutionnaire décidé à poser la question du pouvoir politique. Mais quel type de parti faut-il construire ? Quelle affiliation internationale ? Comment utiliser l’impact des révolutionnaires dans la jeunesse scolarisée pour gagner l’écoute des salariés et y contester l’hégémonie du PCF ? Autant de questions auxquelles, à l’issue de plusieurs mois de débat (et de centaines de pages de textes et de contributions…), répondra le congrès de fondation de la Ligue communiste, réuni en avril 1969 à Mannheim (Allemagne) par crainte de la répression…
Appréhension « triomphaliste »
Il y est décidé de construire non le « parti de Mai », mais un parti révolutionnaire assumant pleinement « l’héritage trotskyste ». À commencer par des références appuyées au parti bolchevik, notamment les conceptions politico-organisationnelles développées par Lénine dans Que faire ? : parti d’avant-garde, regroupé sur un programme politique extrêmement délimité (en fait, une vision globale du monde et de l’histoire) ; sélection des militants, conçus comme des « révolutionnaires professionnels » ; nécessité de ne pas se cantonner à l’animation des mobilisations, mais aussi de mener la lutte politique sur toutes les questions posées à la société ; démocratie dans la discussion (avec droit de tendance) et discipline dans l’action, etc. De même, le vote de l’adhésion de la nouvelle organisation à la IVe Internationale apparaît à la fois comme la manifestation d’une fidélité au combat des trotskystes contre le stalinisme et comme l’exigence d’un internationalisme en actes. Enfin, le congrès se fixe comme objectif de construire une organisation implantée dans les entreprises, notamment en y développant un « travail syndical » et en utilisant la force de frappe que constituent les sympathies gagnées en Mai dans la jeunesse scolarisée pour faire, dans ce secteur, la démonstration pratique de ses méthodes d’action radicales.
À la différence des organisations maoïstes – qui ont le vent en poupe dans les premières années de l’après-1968 –, la Ligue communiste ne s’illusionne pas sur le fait que la « trahison de 68 » aurait définitivement réglé le problème de l’emprise des « réformistes » – notamment PCF et direction de la CGT – sur le mouvement ouvrier. Pour autant, l’air du temps de l’époque, des liens privilégiés avec les secteurs les plus radicaux de la société, quelques premiers succès et un sentiment d’urgence face aux explosions sociales à venir conduisent assez vite à une appréhension « triomphaliste » de la situation politique et des possibilités ouvertes à la Ligue. Une tentation ultérieurement pondérée par le défi de la montée en puissance de l’Union de la gauche et, surtout, l’implantation grandissante des militants de la Ligue dans le mouvement social. Mais c’est là un autre chapitre…
François Duval
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21 juin 1973 : Dissous pour antifascisme
- N° 2023
- Date : 26 juin 2003
Il y a trente ans, suite à des affrontements entre les "forces de l’ordre" et des militants antifascistes, la Ligue communiste était dissoute. Retour sur une page de notre histoire.
Le 28 juin 1973, le Conseil des ministres décide, sur proposition du ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, de dissoudre la Ligue communiste. Fausse symétrie qui ne trompe personne, le groupe fasciste Ordre nouveau est également interdit. Plusieurs dirigeants de la Ligue sont incarcérés, son local et sa librairie sont mis à sac par la police.
Le prétexte de ces décisions pour le moins étonnantes ? Les affrontements violents qui avaient opposé, une semaine auparavant, les forces policières et plusieurs milliers de manifestants antifascistes protestant contre la tenue d’un meeting d’Ordre nouveau au thème sans ambiguïté : "Halte à l’immigration sauvage !" Les affrontements avaient causé plusieurs dizaines de blessés dans les rangs des forces de l’ordre. La Ligue communiste était la principale organisatrice de cette manifestation au but explicite : "meeting fasciste, meeting interdit !" Retranchés dans la Mutualité, les fascistes étaient protégés par un impressionnant dispositif policier. Situation peu commune : ce sont les manifestants, casqués et armés de cocktails Molotov, qui ont chargé la police, l’obligeant à reculer à plusieurs reprises.
Il est aujourd’hui difficile de comprendre ces événements sans les replacer dans le contexte de l’époque. L’esprit de Mai 68 soufflait toujours : dans la jeunesse scolarisée, dans les entreprises et dans bien d’autres couches de la société. Des dizaines de milliers de personnes s’engageaient pour un changement radical de société. L’irruption du mouvement de libération des femmes allait bouleverser la société française en profondeur. En Italie, le "Mai rampant" reposait la question d’une stratégie révolutionnaire. A nos portes, dans l’Etat espagnol, au Portugal et en Grèce, le mouvement ouvrier menait un combat difficile et clandestin contre des dictatures militaires fascisantes.
La Ligue partageait alors avec d’autres organisations d’extrême gauche une conviction : en Europe occidentale, le développement impétueux des luttes sociales déboucherait rapidement - dans les "quatre ou cinq années à venir" - sur des confrontations révolutionnaires. Pour briser l’offensive sociale et conserver son pouvoir, la bourgeoisie se servirait de tous les moyens : mesures répressives, utilisation de l’armée ou des bandes fascistes. Cette dernière hypothèse s’appuyait sur une réalité vécue : violences policières et utilisation de milices privées contre les grévistes, filatures et fichage de militants politiques et syndicaux, écoutes téléphoniques illégales, ratonnades contre les immigrés, assassinat de Pierre Overney, jeune ouvrier maoïste, par un vigile de la régie Renault. Il fallait donc s’y préparer.
Discréditée par la collaboration avec les nazis et le soutien aux sales guerres coloniales, l’extrême droite française entendait bien se reconstruire à travers une campagne raciste contre les immigrés, une stratégie que reprendra plus tard le Front national. D’où notre volonté d’éviter la banalisation des fascistes et de les "écraser dans l’oeuf".
La Ligue continue !
Nombreux, y compris à gauche, manifestèrent leur désaccord avec notre initiative. Les plus bienveillants pensaient que la Ligue était tombée dans une provocation. Après avoir dissous la Gauche prolétarienne, une organisation d’inspiration maoïste, Marcellin crût un peu rapidement pouvoir renouveler l’opération avec la Ligue. D’abord saisie de stupeur après la diffusion télévisée d’images spectaculaires d’affrontements, l’opinion publique se retourna assez rapidement. D’abord la presse dut rendre compte du contenu du meeting fasciste : déclarations racistes, xénophobes et antisémites, menaces de mort. Le vrai scandale n’était donc pas la manifestation, même si ses formes ne pouvaient recueillir l’assentiment populaire, mais la tenue d’un tel meeting ! Le principal syndicat de policiers diffusa de nombreux témoignages prouvant que la police avait protégé les fascistes qui déchargeaient en toute impunité des stocks de barres de fer et de boucliers. D’autres témoignages attestèrent que la hiérarchie policière, pourtant informée de la formation de la manifestation, n’en avait pas averti les unités présentes sur le terrain, qu’elle avait abandonnées sans consignes ni équipement suffisant. Résultat : Le Nouvel Observateur put qualifier Marcellin de "suspect numéro un".
Les organisations syndicales, tous les partis et dirigeants de gauche, des magistrats ainsi que de nombreux artistes et intellectuels protestèrent contre la dissolution de la Ligue. Grande première : le Cirque d’hiver accueillit un meeting de solidarité où, après de nombreux autres orateurs, Jacques Duclos, dirigeant du PCF, déclara "élever une vigoureuse protestation contre l’arrestation d’Alain Krivine et contre la dissolution de la Ligue communiste". Attitude nouvelle : le PCF avait jusqu’alors traité les militants révolutionnaires de "gauchistes-Marcellin". Néanmoins, la Ligue fut interdite de parole au cours de ce meeting convoqué… pour la défendre.
Au cours de l’été, les dirigeants emprisonnés furent relâchés. Les poursuites judiciaires se perdirent opportunément dans les sables de la procédure. Marcellin avait raté son coup et, quoique dissoute, la Ligue n’en continua pas moins à fonctionner et à intervenir autour de Rouge qui n’avait pas été interdit. Quelques mois plus tard naquit le Front communiste révolutionnaire. Ni le gouvernement ni la justice n’osèrent invoquer le délit de "reconstitution de ligue dissoute". Dernier clin d’oeil, fin 1974, le congrès de l’organisation décida de prendre le nom de Ligue communiste… révolutionnaire.
Ces événements nourrirent un intense débat dans nos rangs : le 21 juin avait-il été une erreur ? Fallait-il pour autant ne rien faire ? La Ligue avait-elle failli basculer dans la violence minoritaire ?
Périodiquement, cette dernière question revient sous diverses plumes : l’ainsi nommée "tentation insurrectionnelle" dont la Ligue était soupçonnée aurait-elle pu donner naissance à une dérive terroriste comme ce fut le cas pour d’autres organisations en Allemagne (bande à Baader) ou en Italie (Brigades rouges) ? C’est oublier un peu vite que la réflexion stratégique de notre courant exclut le terrorisme et que, si la Ligue était une petite organisation, ses liens avec le mouvement ouvrier, produits d’une longue histoire, étaient beaucoup plus étroits que ceux des groupes qui versèrent dans le terrorisme. C’est oublier surtout que l’action de la Ligue communiste était loin de se réduire aux "exploits" de son service d’ordre. Dans les mois qui précédèrent le 21 juin, la Ligue avait animé un mouvement rassemblant des centaines de milliers de lycéens contre la réforme des sursis (loi Débré). Elle avait organisé une conférence de salariés réunissant plusieurs centaines de sympathisants, preuve d’un début d’implantation dans le monde du travail.
Mais le 21 juin marquait bien une rupture avec la période de l’immédiat après-68. Une autre aventure commençait avec Lip, le Larzac, les comités de soldats, la confrontation avec l’Union de la gauche. Et la construction d’une organisation révolutionnaire indépendante immergée dans le mouvement social. Et toujours résolument antifasciste.
François Duval.
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15 août 1929 : Le premier journal de l’opposition de gauche en France
- N° 880
- Date : 17 août 1979
En novembre 1927, l’Opposition de gauche soviétique avait été exclue du PCUS et déportée. Trotsky, expulsé d’Union soviétique arriva en Turquie en février 1929. Pendant la première partie de l’année 1929 la lutte entre la fraction de Staline et la droite boukharinienne, qui avait éclaté au sommet aussitôt après l’exclusion de l’Opposition de gauche, apparaissait au grand jour. L’IC inaugurait un tournant bureaucratique à gauche connu sous le nom de « troisième période ». Le 1er Mai à Berlin, le PC allemand, piégé par cette politique, était tombé dans une provocation de la police dirigée par les sociaux-démocrates. En juillet 1929 se tenait à Moscou le 10e Plénum du comité exécutif de l’IC, dont les travaux ne furent connus que plus tard et qui assurèrent la mainmise totale de Staline sur elle et sur les partis communistes. Tout en commettant de grandes erreurs politiques, ces partis étaient encore des partis révolutionnaires, dont les membres et même les dirigeants dans leur majorité, tout en ne comprenant pas grand-chose aux problèmes de l’Union soviétique et aux luttes dans le PCUS, étaient alors des révolutionnaires hostiles à toute collaboration de classes. Le phénomène bureaucratique dans un Etat ouvrier se produisait pour la première fois ; l’Opposition de gauche combattait ses conséquences immédiates et dénonçait le danger d’ une restauration du capitalisme. Nul ne pouvait penser alors que la bureaucratie pourrait se maintenir au pouvoir pendant des décennies. Dans cette situation, la perspective d’un redressement possible de l’IC et des partis communistes était plausible et c’est sur elle que s’orienta alors l’activité de l’Opposition.
Dès son arrivée en Turquie, Trotsky s’était mis à l’œuvre, d’une part, pour poursuivre son combat en Union soviétique et faisait paraître « le Bulletin de l’Opposition » en langue russe, d’autre part, pour regrouper et organiser une Opposition de gauche à l’échelle de l’IC. Au cours des années écoulées, les crises qui s’étaient produites dans plusieurs partis communistes avaient donné naissance à différents groupes qui n’étaient pas liés entre eux internationalement. En France, où il existait différents groupes oppositionnels, ceux-ci étaient, dans la première moitié de 1929, en voie de décomposition. Ayant complété ses informations sur la situation du mouvement communiste international, Trotsky formula très vite une orientation : organiser internationalement l’Opposition sur la base politique pour laquelle s’était battue l’Opposition soviétique et l’enrichir au fur et à mesure des événements et de l’action (1). Aux camarades qui étaient venus de France pour le rencontrer, il suggéra de lancer un hebdomadaire qui pourrait servir de point de ralliement pour cette tâche.
Le projet commença à prendre corps quand Alfred Rosmer assura la direction du journal, proposant de lui donner « la Vérité » pour titre. Rosmer de « la VIe ouvrière » d’avant 1914, opposant à la guerre dès le début, ancien membre du comité exécutif de l’IC, se déclara prêt à regrouper tout le monde dans cette initiative (2). Autour de lui, se rassemblèrent des camarades venus d’horizons divers : d’anciens syndicalistes révolutionnaires liés de longue date à Rosmer, des oppositionnels déjà exclus du PC, des membres du PC (qui, pour s’être associés à cette initiative, en furent comme moi exclus). Un numéro de lancement fut publié en août, le premier numéro parut en septembre. Entre-temps Naville et son groupe avaient rejoint l’équipe initiale, Une résistance se fit jour dans les anciens groupes d’opposition mais, au bout de quelques numéros de « la Vérité », ils n’existaient plus.
Trotsky fut l’animateur du journal. Par des articles fréquents et une correspondance abondante, il soutenait nos efforts, clarifiaient nos idées, assurait en fait une éducation politique qui faisait cruellement défaut depuis plusieurs années de la part de l’IC.
La clarification politique ne pouvait se faire sans difficultés. Les forces initiales étaient issues d’un parti qui, après avoir eu à peine le temps de se débarrasser de sa vieille peau social-démocrate, avait été happé par la bureaucratisation en provenance du Kremlin. Aucune grande lutte politique n’avait homogénéisé et soudé les camarades ainsi rassemblés. Aussi de nombreuses crises internes se produisirent. Mal à l’aise dans les conflits d’organisation, Rosmer lui-même nous quitta. Mais des forces nouvelles, jeunes pour la plupart, nous avaient rejoints dès les premiers numéros du journal. Moins d’un an après le lancement, la première Ligue communiste fut fondée en France. D’autres organisations se créèrent dans plusieurs pays. En mai 1930, se tint à Paris la première Conférence internationale de l’Opposition de gauche qui désigna un centre international. Ainsi la publication de « la Vérité » avait servi à donner une impulsion initiale qui, si faible qu’elle ait été, fut néanmoins suffisante pour que, depuis lors, le mouvement trotskyste subsista et, enfin, grandit au milieu de difficultés comme aucune organisation ouvrière n’en avait connues dans le passé. En cinquante ans, pas un jour n’a passé sans qu’il n’y ait eu une activité trotskyste, grande ou petite, dans le monde.
Nous avions, en lançant « la Vérité », des perspectives dans lesquelles les années de la révolution d’Octobre pesaient encore très fortement. Le fait que ces perspectives aient été démenties et que la réalité ait été totalement différente ne signifie aucunement que nous ayons eu tort d’avoir entrepris cette tâche. Certains nous ont condamnés pour avoir lancé le mouvement trotskyste dans une période de reflux de la classe ouvrière, d’avoir proclamé la Ive Internationale après l’écrasement de la classe ouvrière allemande et ce, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Il est vrai que toutes ces décisions prises au cours du demi siècle écoulé n’avaient pas de précédents dans l’histoire du mouvement ouvrier : les créations de la 1ère, de la IIe et de la IIIe internationale avaient eu lieu dans des périodes d’ascension du mouvement ouvrier. Mais l’histoire ne se répète pas et les révolutionnaires doivent se déterminer en fonction des nécessités objectives, non de précédents historiques si importants soient-ils.
Quand on constate les difficultés auxquelles le mouvement ouvrier d’aujourd’hui, pourtant numériquement beaucoup plus grand que par le passé, se heurte pour rattraper le retard politique que lui ont infligé les défaites provoquées par les directions social-démocrate stalinienne, on se rend compte que la remontée serait beaucoup plus ardue si l’avant-garde des jeunes générations n’avaient pour s’orienter que des livres datant de plusieurs décennies au lieu de trouver à sa disposition l’ œuvre théorique et politique des dirigeants d’Octobre maintenue et enrichie au cours de plusieurs décennies par les organisations de la Ive Internationale.
Au moment où tant de militants qui ont pendant des années honnêtement suivi les partis communistes se lamentent sur leurs erreurs passées et les efforts de leur vie dévoyés, le lancement de « la Vérité » qui, au lendemain de l’écrasement de l’Opposition soviétique, reprit et continua l’action de celle-ci, et qui à l’ époque fut, y compris pour ceux qui l’entreprirent, une tâche sérieuse mais sans plus, apparaît en ce 50e anniversaire, à la lumière des événements, un acte d’une importance historique pour le marxisme révolutionnaire.
Pierre Frank
(1) Voir « les Congrès de la IVe Internationale », volume 1 : naissance de la IVe Internationale 1930-1940 ; et P. Frank « la IVe Internationale »
(2) Il s’opposa toutefois à la venue d’A. Treint, ancien secrétaire du PC. Trois ans plus tard, une tentative d’associer Treint se montre très vite infructueuse.
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« Hitlero-Trotskisme »
- N° Inprecor
- Date : Mars 2010
Par Jean-Michel Krivine*
Qui étaient les hitléro-trotskistes ? Il s’agit là d’une appellation qui ne dit probablement rien à beaucoup de lecteurs d’Inprecor (n° 558, mars 2010), car il fallait être en âge de militer dans les années 1940 et 1950 pour avoir l’occasion de s’y heurter. Elle fut utilisée à cette époque par le Parti Communiste Français pour dénoncer les membres de la IVe Internationale. Sa naissance se fit à la Libération et sa disparition progressive après la mort de Staline, le « Petit Père des peuples » (1953), et surtout après le XXe Congrès du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS), 1956.
Certains journalistes situent son début dans les années 1930 mais je pense qu’ils sont mal informés. Ancien militant du PCF (de 1949 à 1970), j’ai conservé beaucoup de littérature stalinienne. Je n’y ai pas retrouvé l’aimable expression dans d’anciens textes où elle eût mérité de siéger. L’exemple le plus convaincant, à mes yeux, est celui des trois Procès de Moscou (1936, 1937, 1938). Je possède les volumineux compte-rendus sténographiques des deux derniers (Piatakov, Radek, puis Boukharine, Rykov), édités à l’époque en français et à Moscou.
Si les mots « Trotski » et « trotskistes » se retrouvent dans de très nombreuses pages où ils sont martyrisés, le terme « hitléro-trotskiste » n’y figure jamais.
Un autre exemple : prenons l’ « Histoire du Parti communiste (bolchevik) de l’URSS », rédigé par une « commission du comité central du PC (b) de l’URSS » (en fait, dit-on, par Staline) et publié en 1938. On y insulte copieusement les « trotskistes » mais pas les « hitléro-trotskistes ». Pas une seule fois.
Les fac-similés de « La Vérité (1940-1944), journal trotskyste clandestin sous l’occupation nazie », ne mentionnent jamais l’appellation. C’est la même chose dans la brochure éditée en août 1945 par le Parti Communiste Internationaliste « La lutte des trotskystes sous la terreur nazie » : vers la fin on y dit que la bureaucratie stalinienne « ment maintenant en nous traitant, de concert avec la bourgeoisie , d’“hitlériens”, de “diviseurs”, de “saboteurs”, de “provocateurs” », mais pas d’hitléro-trotskystes… Un chapitre s’appelle d’ailleurs « Nous sommes des “hitlériens”, des agents de la Gestapo ».
Il paraît vraisemblable que l’idée d’hitléro-trotskiser la IVe Internationale leur soit venue lorsqu’ils se sont fait traiter par la presse d’« hitléro-staliniens » après la signature du pacte germano-soviétique le 23 août 1939, rompu par les nazis au bout de presque deux années. Beaucoup de communistes ont eu du mal à s’en remettre.
« La Vérité » fut donc le premier organe clandestin résistant, sorti le 1er août 1940, alors que des cadres du PC (il ne s’appelait pas encore PCF…), sur ordre de Moscou, demandaient aux Allemands de pouvoir faire reparaître « l’Humanité » qui avait été interdite par Daladier en août 1939, juste après la signature du Pacte. Les Allemands étaient plutôt pour, mais Vichy bloqua le projet.
Après la Libération « La Vérité » n’obtint le droit de paraître qu’avec le numéro du 30 mars 1946. Ce qui retarda sa sortie légale et déchaîna la fureur du PCF c’est que l’organisation trotskiste avait refusé dès 1940 de se ranger sous la bannière anglo-américaine, derrière le général réactionnaire De Gaulle. Elle appelait certes à lutter contre le fascisme mais en demandant aux travailleurs de se préparer à prendre le pouvoir à l’issue de la guerre. Par ailleurs elle se refusait à appliquer les mots d’ordre du PCF du genre « A chacun son Boche ! ». D’accord pour exécuter les SS, les officiers nazis, les types de la Gestapo mais pas les travailleurs sous uniforme. Plusieurs séries de tracts et de journaux en allemand furent publiés et distribués dans les casernes à des milliers d’exemplaires et une cinquantaine de soldats allemands (surtout en Bretagne) s’organisèrent, dont un certain nombre seront fusillés. L’action des trotskistes en direction des Allemands n’avait donc pas du tout la même orientation que celle du PCF avant l’entrée en guerre de l’URSS…ni même après…
Il est d’ailleurs intéressant de constater que lorsqu’il aurait dû parler de l’action résistante des trotskistes arrêtés en même temps que des communistes, ce fut le silence le plus complet : le 22 octobre 1941, 27 résistants étaient fusillés au camp de Châteaubriand. Parmi, eux il y avait 25 communistes et 2 trotskistes, Marc Bourhis et Pierre Gueguen, mis « en quarantaine » par les staliniens. Qu’en a dit le PCF par la suite ? Jusqu’à la déstalinisation ce fut le silence le plus complet : en 1950 Marcel Cachin affirme encore que furent fusillés « 27 des nôtres », dont il donne la liste complète incluant Gueguen et Bourhis. Dans le manuel édité par le parti en 1964, « Histoire du PCF », apparaît un discret changement : la liste des gens à exécuter aurait été modifiée par le ministre de l’intérieur, Pucheu, « afin qu’elle comprenne presque exclusivement des communistes ». « presque exclusivement » et ne sont cités que 6 noms !
Une dernière note, personnelle : comme je l’ai signalé dans Inprecor, j’avais été « trotskisé » en 1946 (à 14 ans) avec mon adhésion aux Jeunesses Socialistes. Après que la direction du PS les eût dissous pour gauchisme, j’entrais au PCF en 1949, pour la « défense inconditionnelle de l’URSS » et… devins un bon militant stalinien, jusqu’à ce qu’un trotskiste, qui faisait de « l’entrisme » dans ma cellule de la Fac de médecine, finisse par me convaincre de reprendre mes positions de jeunesse. Je rejoignis la IVe Internationale en 1956 mais restai au PCF jusqu’en 1970. J’ai donc fait partie de cette assez rare catégorie des… « stalino-trotskistes » !
* Jean-Michel Krivine, chirurgien retraité, est membre de la rédaction d’Inprecor. Il a successivement (et même simultanément) milité dans les Jeunesses socialistes (de 1946 jusqu’à leur dissolution par Jules Moch en 1947), le Rassemblement démocratique révolutionnaire (1948), le PCF (1948-1970) et la IVe Internationale (depuis 1956).
Bibliographie :
– Michel Lequenne, Le trotskisme — Une histoire sans fard, Ed. Syllepse, Paris 2005.
– Yvan Craipeau, La Libération confisquée, Savelli/Syros, Paris 1978.
– Fac simile de La Vérité (clandestine - 1940 / 1944) et de Arbeiter und soldat, EDI, Paris 1978.
– Les Congrès de la IVe Internationale, Tome 2 : L’Internationale dans la guerre (1940-1946), La Brèche, Paris 1981.
– La lutte des trotskystes sous la terreur nazie, brochure éditée par le PCI août 1945.
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13 septembre 1968 : Rouge, hebdomadaire de la LCR, a 40 ans
- N° 2000 (article de Rouge)
- Date : 16 janvier 2003
Lorsque Rouge n° 1 est paru, à l’automne 1968, affichant fièrement à la « une » la faucille et le marteau stylisés qui allaient devenir le logo de la Ligue communiste pendant de longues années, nul d’entre nous n’imaginait s’embarquer pour une aventure de presse qui célèbrera cette année son 35e anniversaire.
Les organisations révolutionnaires, depuis les origines du mouvement ouvrier, n’avaient guère été habituées à une telle longévité dans la légalité. De plus, la fin des années soixante fut pour beaucoup (y compris parmi nous) l’époque de ce que Régis Debray a résumé (dans sa Critique des armes) comme « un léninisme pressé ». Après la répétition générale de Mai et avant la nouvelle vague de mobilisation, l’été 1968 en France semblait être une pause ou un intermède. Le printemps avait vu la grande offensive du Têt au Viêt-nam contre le gouvernement fantoche et la présence américaine. Après l’assassinat du Che, la guérilla bolivienne se réorganisait. La révolution semblait à l’ordre du jour en Amérique latine et bientôt en Europe. L’histoire nous « mordait la nuque ».
Enfant de Mai
En juin 1968, la Jeunesse communiste révolutionnaire et le Parti communiste internationaliste (section française de la IVe Internationale, qui publie La Vérité) avaient été mis hors la loi. Alain Krivine, Pierre Rousset, Isaac Johsua et une dizaine de camarades étaient hébergés à la Santé ou à la petite Roquette. L’été fut donc consacré à se réorganiser, à préparer la rentrée sociale et universitaire, à initier la discussion en vue de fonder une nouvelle organisation unifiée. Dans cette transition, un journal était une priorité absolue. Nous connaissions notre Lénine par cœur : « un journal pour toute la Russie », un « organisateur collectif ». Comme le rappelle Olivier Rollin dans son Tigre en papier, il n’y avait à l’époque ni téléphones mobiles, ni ordinateurs portables, ni Internet, ni téléconférences. Le journal restait donc le principal outil de communication et de centralisation pour renouer les liens distendus et rompus durant la tourmente de la grève générale. L’à-valoir sur les droits d’auteurs que nous a versé François Maspero pour Mai 68, répétition générale fut illico investi dans le journal. Quant au titre, il fut décidé sans grande difficulté, sur les conseils de Jean Chalit, de renoncer aux substantifs habituels (L’Etincelle, La Forge, La Lutte ceci, Combat cela, etc.) et de prendre pour nom l’adjectif qui annonce la couleur. Ce serait donc Rouge, en toute simplicité !
Jusqu’au congrès (clandestin) constitutif de la Ligue communiste comme section française de la IVe Internationale, en avril 1969, Rouge fut bien cet organisateur collectif. Autour de lui, se sont créés des cercles de lecteurs et de diffuseurs. Dans des villes où nous n’avions aucun contact, des noyaux se formaient à partir du journal. Comme nous étions, du point de vue légal, dans une situation incertaine, le journal servit aussi d’interface entre une structure publique (les « cercles pile ») et une structure invisible (les « cercles face »), dont seuls les membres participèrent à la préparation du congrès. Initialement bimensuel, le journal devint hebdo pour soutenir la campagne d’Alain Krivine à l’occasion de la présidentielle de mai 1969.
Lorsqu’en 1973, la Ligue communiste fut à nouveau dissoute par le gouvernement, après la manifestation antifasciste du 21 juin, le journal joua à nouveau son rôle d’organisateur collectif. Pas une semaine, Rouge n’a cessé de paraître. Il a permis de préparer la grande manifestation de soutien aux grévistes de Lip en 1973, puis la campagne présidentielle de 1974, à travers la laquelle la Ligue, devenant Ligue communiste révolutionnaire (de là vient cette insolite redondance), reconquit sa légalité.
Cette campagne présidentielle fut aussi pour Rouge l’occasion d’une expérience prospective. Pendant quelques semaines, il devint quotidien sur huit pages, grâce à l’enthousiasme militant et à l’aide de professionnels comme Hervé Hamon ou Jean-Michel Helvig, ou encore à la contribution journalière d’une valeureuse équipe de dessinateurs (Wiaz, Piotr, et le regretté Pélous). Les difficultés rencontrées ne nous ont pas dissuadés de préparer pour de bon le lancement d’un quotidien révolutionnaire. Existaient alors une demi-douzaine de quotidiens révolutionnaires en Europe, dont les trois plus importants en Italie (Manifesto, Lotta Continua, Vanguardia Operaia). En France, Libé était encore un quotidien expérimental, tout juste sorti des limbes du maoïsme, et pas encore converti à la presse respectueuse.
Au service des luttes
La dictature était tombée au Portugal en 1974. Elle chancelait en Espagne. La démocratie chrétienne s’essoufflait en Italie. Les chances de victoire électorale de l’Union de la gauche se précisaient pour 1978. Le projet était enthousiasmant. Il mobilisa les énergies pendant presque trois ans. Puis, il fallut se résoudre à arrêter avant de s’enfoncer dans une débâcle financière. Pour deux raisons. La première, politique : l’échec de la gauche, divisée aux élections législatives de 1978, parachevait le tournant de la situation européenne déjà consommé en Angleterre avec la chute du gouvernement travailliste, en Italie avec le compromis historique, au Portugal avec le coup d’arrêt réactionnaire de novembre 1975, en Espagne avec le pacte de la Moncloa assurant la transition de la dictature à la monarchie. La seconde raison était technique (voir page suivante). Lorsqu’en janvier 1979, les télex furent débranchés, un grand silence se fit dans le local. La rédaction dut se disperser. L’atmosphère était d’autant plus sinistre que nous avions sur les bras une grosse dette et que la situation politique (le début de la contre-offensive libérale) n’était pas à l’exaltation lyrique.
Un quotidien est une arme précieuse, mais à double tranchant. Pendant des grèves ou des mobilisations, c’est un formidable instrument d’information et d’organisation. C’est aussi une loupe grossissante posée sur les faiblesses et les erreurs commises. Le quotidien absorba une grande part des forces de directions au détriment d’une cohésion collective au moment crucial de la crise de l’Union de la gauche.
En un temps où il semble de bon ton de dénigrer 68 et d’en refouler la portée sociale, Rouge incarne au contraire une continuité et une fidélité dont il n’a pas à... rougir ! 2000 numéros, trente-cinq ans au service des opprimés et des exploités : pour qui la feuillette, la collection du journal constitue déjà une chronique des luttes, des résistances, des espérances de toute une époque, et un document précieux sur le dernier tiers du xxe siècle.
1968 fut l’année de l’offensive indochinoise, de la grève générale en France, mais aussi du « printemps de Prague » et de l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie. Dès sa naissance, le ton était donné, celui d’un journal irréductiblement internationaliste : anticapitaliste, anti-impérialiste, antibureaucratique et antistalinien.
Sur tous les fronts
Son engagement anti-impérialiste s’est manifesté par le soutien aux luttes de libération indochinoise jusqu’à la victoire de 1975, aux luttes de libération des colonies portugaises, aux luttes populaires en Amérique latine (et à l’importance accordée dès 1979 à la fondation du Parti des travailleurs du Brésil), aux mouvements anticolonialistes dans les Antilles françaises, à la révolution en Amérique centrale après l’insurrection nicaraguayenne victorieuse de 1979... Il s’est aussi traduit par une opposition aux interventions militaires impérialistes tout au long des années 1980 et 1990 (les Malouines, Grenade, Panama, la première guerre du Golfe, la Somalie, les Balkans, l’Afghanistan), jusqu’à la guerre « sans limites » annoncée par George W. Bush après le 11 Septembre.
Une des premières grandes campagnes de Rouge, dès 1969, fut d’ailleurs une campagne de défense du droit des conscrits ; ranimant les traditions antimilitaristes du mouvement ouvrier, ce travail dans l’armée s’est poursuivi avec le soutien apporté aux manifestations et aux comités de soldats.
Son engagement antibureaucratique s’est exprimé dans le soutien aux dissidents soviétiques emprisonnés, aux luttes sociales en Pologne (notamment à la naissance de Solidarnosc) et aux mobilisations contre le coup d’Etat de Jaruzelski (en décembre 1981), aux protestations contre la répression bureaucratique en Chine, aux manifestations de l’automne 1989 en Allemagne orientale qui ont conduit à la chute du Mur de Berlin. Son engagement anticapitaliste s’est traduit par un soutien indéfectible aux luttes et aux mouvements sociaux, qu’il s’agisse des grandes grèves de postiers, d’infirmières, de cheminots, d’enseignants, des luttes d’entreprise (du Joint français en 1971 à Cellatex récemment, en passant par les poupées Bella, Danone, etc.), des luttes de travailleurs immigrés et de sans-papiers, des luttes de femmes, des mobilisations écologistes contre la pollution et les risques industriels.
Face aux gouvernements de gauche, Rouge a maintenu, dès la première victoire de Mitterrand en 1981, une position critique, puis une opposition résolue aux renoncements et aux politiques néolibérales. Il s’est mis au service des mouvements sociaux de l’hiver 1995, et s’est opposé aux privatisations et aux mesures antisociales du gouvernement Jospin. Il s’est aussi opposé à l’Europe de Maastricht, d’Amsterdam, de Dublin, au nom d’une autre Europe, sociale, démocratique, ouverte. Engagé dans la préparation des marches nationale (1994) et européenne (1997) des chômeurs, il est bien sûr aux côtés des manifestants de Seattle, de Gênes, de Florence, de Porto Alegre, contre la mondialisation capitaliste et le militarisme impérial.
Dans cette déjà longue histoire, tout n’est pas rouge. Il y a eu bien sûr des ratés, des retards, des erreurs. Celle sur l’Afghanistan en 1980, où, après hésitation - tout en critiquant l’occupation bureaucratique -, nous avons refusé une campagne pour le retrait des troupes soviétiques de crainte de faire le jeu de l’impérialisme, est un amer souvenir. Ce dérapage, au seuil des sinistres années 1980, était révélateur d’un trouble plus profond et de la difficulté à prendre la mesure des changements intervenus dans la situation mondiale.
Au fil des années 1990, avec la remontée des résistances sociales et des mobilisations internationales contre la mondialisation capitaliste, le journal, comme la Ligue, a logiquement retrouvé ses couleurs.
Daniel Bensaïd
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Une résistance différente. Objectif : préparer la révolution (Rouge n° 2073, 15 juillet 2004)
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, des militants du Parti ouvrier internationaliste ont poussé au regroupement de soldats allemands. Le double objectif était une résistance au nazisme de l’intérieur et la préparation de la Révolution, C’est à Brest que cette expérience est allée le plus loin.
Les militants trotskystes du Parti ouvrier internationaliste (POI, section française de la Quatrième Internationale) avaient, pendant la guerre 1939-1945, la quasi-certitude qu’elle déboucherait sur la Révolution, tout particulièrement en Allemagne. Leur objectif était donc de tenter de regrouper au sein même de l’armée allemande les militaires, sans doute nombreux, qui n’avaient pas oublié la riche expérience du mouvement ouvrier allemand. Il s’agissait de préparer ainsi des groupes de militants révolutionnaires prêts à agir en Allemagne dès que les événements se précipiteraient et, au moins, de favoriser une certaine démoralisation de l’armée allemande. Il n’était donc pas question d’accepter aussi peu que ce soit le mot d’ordre nationaliste du Parti communiste français, « À chacun son Boche », mais bien plutôt celui plus marxiste de « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ». Les militants du POI n’étaient pas plus d’une quinzaine sur la région brestoise, mais ce n’était pas une raison pour ne pas se lancer dans ce que l’on peut bien appeler une aventure.
Une tâche à haut risque
C’est donc à Brest que cette expérience de regroupement de soldats dans l’armée allemande fut poussée le plus loin. C’est sans doute le fait que Brest soit une ville où la garnison demeurait longtemps sur place pour la défense antiaérienne, l’entretien des sous-marins et la construction du mur de l’Atlantique qui permit à cette expérience de se développer. Sous l’influence et la direction de Robert Cruau, postier nantais venu à Brest pour échapper à la Gestapo de Nantes et qui parlait l’allemand, une partie des groupes de Brest et de Quimper fut affectée à cette tâche extrêmement risquée et dangereuse. Les autres militants étaient occupés par le travail habituel de propagande en direction du mouvement ouvrier, avec pour support le journal Front Ouvrier. Le cloisonnement entre ces deux groupes devait être étanche, mais il ne le fut sans doute pas assez. Les chiffres dont
nous disposons, mais qui sont approximatifs, font état d’une quinzaine de soldats regroupés en cellule, dont sept ou huit se réclamaient de la IVe Internationale. En tout, il semble que de 25 à 30 militaires furent d’accord pour participer à la diffusion du journal en langue allemande Zeitung îür Soldat und Arbeiter im Westen en direction de l’armée et de la marine. Les articles étaient rédigés par les militaires allemands.
Cette activité ne dura pas très longtemps puisque, démarrée en mars 1943, elle s’est achevée en octobre de la même année par l’arrestation de la plupart des militants du groupe trotskyste et de tous les soldats impliqués dans cette démarche. Le seul nom de soldat allemand qui reste en mémoire est celui qui vendit le réseau, Konrad Leplôw de Hambourg, dont on ne sait pas s’il était infiltré ou bien s’il avait été retourné par la police allemande. Le résultat en fut que tous les militaires ont été arrêtés et ont disparu sans que personne encore aujourd’hui ne sache ce qu’ils sont devenus. Fusillés, a dit un officier allemand à un membre du groupe français au cours de son interrogatoire à la prison de Rennes. Peut-être, mais il est aussi possible qu’ils furent expédiés directement sur le front de l’Est où il fallait beaucoup d’hommes pour faire face à l’offensive de l’armée rouge. Nous avons fait une démarche en direction de l’ambassade d’Allemagne à Paris pour qu’elle fasse une enquête sur cette affaire qui a dû laisser des traces quelque part dans les archives de l’armée, et pour que soit rendu un hommage à ces résistants d’un type assez particulier. Nous avons reçu une réponse correcte et nous attendons la suite.
Les militants français, on sait ce qu’ils sont devenus. Robert Cruau fut abattu dès son arrestation, à l’école Bonne-Nouvelle de Brest, qui servait de prison à la Gestapo. Il est raisonnable de penser qu’il a provoqué sa mort en tentant de s’évader sans aucun espoir de réussite. Il était le seul à connaître la totalité du réseau. Yves Bodénès, Georges Berthomé, André Floc’h sont morts dans les camps. D’autres encore furent déportés mais sont revenus. Éliane Ronel, Henri Berthomé, Gérard Trévien, André Darley, Anne Kervella... Tous ceux-là et celles-là, je les ai très bien connus.
Des militants de la direction nationale du POI, Marcel Beaufrere et son épouse Odette, de passage à Brest, y ont aussi été arrêtés, provoquant une série d’arrestations importantes dans la région parisienne. À Brest, quelques militants ont échappé aux arrestations, André Calvès, Jean Mallégol et Micheline Trévien, du groupe Front ouvrier. D’autres ont été arrêtés et gardés en prison à Rennes durant trois ou quatre mois. Au total, l’addition fut très lourde.
Une expérience passée sous silence
Cette expérience, absolument unique dans les annales de la résistance en France, a été largement passée sous silence à la Libération pour plusieurs raisons. D’abord, le PCF n’aurait pas toléré que l’on puisse supposer que les trotskystes aussi avaient fait de la résistance. C’étaient selon eux des hitléros-trotskystes, et donc c’était impossible. Comme le pouvoir avait besoin des communistes pour relancer la machine, il n’était pas question de les contrarier pour cette bricole. Les trotskystes, eux, n’avaient guère les moyens de briser ce silence, et puis les militants de retour des camps ne voulaient plus entendre parler de cette affaire. Depuis, à peu près tous les participants ont disparu. J’ai réussi à retrouver Micheline Trévien, du groupe Front ouvrier, et Jeanne Darley, chez qui fut organisée une souricière dans laquelle sont tombés un certain nombre de militants, mais dont la mémoire est extrêmement défaillante.
Alors pourquoi aujourd’hui ressortir cette histoire qui fut finalement une expérience réalisée presque en laboratoire. Peut-être que le raffut fait autour du 60e anniversaire du Débarquement, avec pour la première fois une participation allemande officielle, donne-t-elle l’envie de rappeler que tous les Allemands n’étaient pas des nazis. Que si au lieu d’appeler à les abattre sans discernement, on avait préconisé la fraternisation entre les travailleurs avec ou sans uniforme à une échelle de masse, la physionomie de la guerre et ses résultats en aurait été changés. Sûrement aussi pour montrer que ceux et celles que l’on a injuriés durant des années en les traitant d’hitléros-trotskystes, même à leur retour des camps, méritaient un plus grand respect. Et puis, puisque les derniers participants à cette aventure, les derniers informés de tout cela par ceux et celles qui en ont été les acteurs vont bientôt disparaître, au moins qu’il en reste quelque part une petite trace.
André Fichaut
Vous pouvez aussi lire :
– La lutte des trotskystes sous la terreur nazie
– La Vérité, journal des Comités français pour la IVe internationale
– Le Soviet
– La Vérité, journal du POI
– La Vérité, journal du PCI
– Ohé partisans !
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Mai 1968
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Mai-Juin 1968 à Peugeot Sochaux.
En 1968 déjà, l’usine Peugeot de Sochaux-Montbéliard est la plus grosse usine de France. Sochaux et Montbéliard sont deux villes situées de part et d’autre de l’usine qui forme à elle seule une troisième « ville », avec ses quartiers (ateliers, usines), ses routes, son building central et son « cercle-hôtel » (QG de la direction). En avril 1968, l’usine comptait 20 785 ouvriers, et 4 814 ingénieurs et cadres, soit au total 25 699 salariés. En mars, les élections de délégués du personnel avaient donné les résultats suivants dans le premier collège : CGT : 60,95%, CFDT : 33,31, FO : 5,78%. La CGT devait totaliser 1500 syndiqués. Au deuxième collège (ingénieurs et cadres), la CFDT était la plus importante. Au niveau politique, le 23 juin, après la grève, les élections législatives à Montbéliard détonnent par rapport aux résultats nationaux. Sur 85 OOO inscrits, le PC recueille 12 704 voix, le PS 23 958, le PSU 3 418, et la droite RPR 29 911. Au deuxième tour, le député PS Bouloche est élu avec 37 110 voix. Après la grève, le Pays de Montbéliard est donc à gauche, alors qu’au niveau national c’est une chambre « bleue horizon » qui domine. Situation inverse de celle de 1936, lorsque les ouvriers, à contre-courant de la France qui portait majoritairement le Front populaire au pouvoir, ont élu comme député François Peugeot, leur patron ! Le PC était organisé en section d’entreprise. Il y avait aussi une bonne implantation de Lutte ouvrière (Voix ouvrière à l’époque). Voix ouvrière a commencé à diffuser ses bulletins en 1963 1964. Tout le monde se disait : qui sont ces gens ? C’est en 1968 que Paul Leblay, dans un des Forum du mouvement, a an-noncé son appartenance à Voix ouvrière. Il faut aussi citer le PSU, avec la présence de Georges Minazzi, secrétaire général adjoint du syndicat CGT en février 1968. Le PSU était certes un courant politique (3 400 voix aux législatives), mais sans présence dans l’usine. Sur 5 membres du secrétariat CGT, en 1968, 2 étaient membres du PC. Georges Marion et Jean Cadet ont vécu mai 1968 avec des parcours syndicaux et idéologiques différents, l’un venant de la CFDT (sympathisant de Lutte ouvrière après 1968) et l’autre de la CGT et du PCF. Ils décrivent d’abord l’extraordinaire effervescence des luttes qui, depuis 1961, sur presque une décennie, ont précédé l’explosion. Notre entretien s’appuie sur le récit qu’un ex-militant de Lutte ouvrière, Jean Paul Gitta, a livré, en 1988, dans un numéro spécial de Rouge. Malgré les batailles idéologiques de l’époque, la confrontation des récits est convergente quant aux faits.
Critique communiste : Comment étiez-vous situés en 1968 ?
G. Marion : Je me suis d’abord syndiqué à la CFTC, je venais de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC). En 1964, il y a eu le congrès de « l’évolution » qui a donné la CFDT. A Montbéliard, nous étions acquis à cette évolution bien avant que le congrès de 1964 ne se tienne. Quand Paul Leblay s’est déclaré militant de Voix ouvrière en 1968, il a été écarté des responsabilités dans la CGT. La CFDT l’a accueilli, mais deux ans après, Leblay et Gitta étaient exclus de la CFDT ! Moi et d’autres, « on » nous a interdit de mandat tant que nous n’aurions pas « reconnu nos erreurs » ! C’est là que l’on voit l’évolution rapide de la CFDT après 1968 (pas partout, car il y a eu Lip à Besançon), et sa récupération droitière.
J. Cadet : Rappelons qu’en 1966, la CGT et la CFDT avaient signé au niveau confédéral un accord d’unité d’action décisif. La CFDT était sur un courant « autogestionnaire ». Petit-Colin, en 1968, au nom de la CFDT se prononçait pour la nationalisation de la chimie, des banques, etc. Mais c’est le même qui a exclu les militants LO. Dans l’usine de Sochaux, le CE a été longtemps tenu par une majorité CGT-CFDT, jusqu’en 1982, où la CFDT s’est alliée à FO et CGC, CFTC (avec derrière le soutien de Peugeot), pour ravir le CE. Cela a été un grand événement dans la vie ouvrière locale.
Critique communiste : Jean Paul Gitta, militant de Voix ouvrière en 1968, explique, en 1988, dans une interview à Rouge : « La grève de mai 1968 est annoncée par celle de 1965, nous avions tenu pendant près de 9 semaines de grève tournante pour une augmentation uniforme de salaire de 20 centimes, qui a échoué »
J. Cadet : Quand on parle de 1968, on pense aujourd’hui surtout aux étudiants. Mais il faut voir tout ce qui en effet s’est passé avant. Moi, je remonte à 1961, la première grande grève pour obtenir 5% d’augmentation des salaires, et contre les cadences. La grève est menée par la CGT et la CFTC. Les OS chez Renault avaient fait une grève importante en 1960, sur la reconnaissance du métier d’OS. A Sochaux, la direction lock-oute l’usine et demande le licenciement de 17 délégués et de 26 ouvriers. Suite à la médiation de l’inspecteur du travail, la direction reprend 16 ouvriers. Puis la Cour d’appel de Besançon statue en 1963 sur le licenciement de 5 délégués (3 CGT, 2 CFTC) et de 10 salariés. On appelle à la grève, mais Peugeot fait appel aux gendarmes mobiles (déjà !). Le travail reprend. En 1963, on repart en grève en mars pour la quatrième semaine de congés, que Renault venait d’obtenir. Cela prend la forme de deux heures par jour de grève, pendant deux semaines. Peugeot cède ! Le 12 avril 1963, nous signons un accord pour la 4e semaine de congés. En 1965, la direction veut diminuer le nombre de délégués du personnel, augmenter les horaires de travail et supprimer le fond de régularisation des ressources, qui permettait de compenser les salaires en cas de variation d’horaires.
G. Marion : En effet, en 1964, on travaillait 40 heures hebdomadaires (alors qu’on en faisait auparavant 46), compensées par le fonds de régularisation. On ne perdait pratiquement pas de salaire. En mars 1965, la direction nous impose le retour à 46 heures, mais le fonds de régularisation étant supprimé cela se fait sans gain salarial. C’est pour cela que nous avons revendiqué 20 centimes de plus et les 40 heures. C’est le retour à 46 heures qui a donc déclenché cette grève.
J. Cadet : En avril 1965, la grève, tous les jours pendant deux heures, est très bien suivie. La direction, comme à son habitude, sévit : 5 délégués du personnel sont mis à pied, 9 ouvriers sont licenciés. La grève a duré 9 semaines. La direction a décrété qu’au 1er juin, donc deux mois après le début du mouvement, quiconque se mettrait en grève serait mis à pied. 85 ouvriers se sont donc retrouvés mis à pied. La direction lâchait 1,5% sur les salaires, licenciait des délégués et appelait à la reprise. On a voulu aller jusqu’au bout, et continuer, mais on s’est cassé la gueule. Il y a eu une reprise en débandade. 4 délégués et 9 ouvriers ont été licenciés. Et les CRS étaient en attente au « cercle hôtel ». En 1967, on s’est également bagarré contre les ordonnances sur la Sécurité sociale. Au total, nous avons donc des mouvements en 1961, 1963, 1965, 1967, une décennie revendicative importante, et, à cha-que fois, avec des licenciements, et la présence des forces de l’ordre prêtes à intervenir. Cela préfigure 1968.
Critique communiste : J.P. Gitta raconte qu’en 1968, « les gars ont découvert le mouvement comme tout le monde, les boites s’arrêtant l’une après l’autre. Il nous manquait des pièces pour travailler et Peugeot allait nous foutre à la porte. Les syndicats ont donc décidé d’occuper un lundi matin le 20 mai ». C’est donc une grève qui démarre plusieurs jours après celle des usines Renault. Gitta ajoute que « les syndicats avaient tout préparé ; avant même que la grève soit votée, ils avaient désigné le comité central de grève, c’est-à-dire l’intersyndicale ».
G. Marion : L’échec de 1965 explique sans doute une certaine hésitation en mai 1968, au départ. Le mouvement ne partait pas spontanément. Le 17 mai, il y avait un Comité d’établissement (CE) et, alors que le pays était en ébullition, la direction nous présente sa nouvelle voiture, la 504. Nous l’avons laissée faire ! C’est le samedi 18 mai que les syndicats prennent la décision de grève pour le 20 mai et décident en effet un Comité central de grève.
J. Cadet : Chronologiquement, le 13 mai, il y a eu la grande journée nationale unitaire. La direction décide de ne pas faire travailler le lundi 13 mai, parce que EDF était en grève et qu’il n’y avait pas d’électricité. Le lundi 13 mai, nous sommes donc lock-outés. Et la direction décide de reporter cette journée perdue au samedi 18 mai. C’est là que nous affirmons notre désaccord et que nous décidons la grève pour le 21 mai. Voyant cela, la direction réunit un Comité d’établissement extraordinaire le 15 mai, entérine le fait qu’il n’y aura pas de travail reporté le samedi 18 mai, mais annonce un report au samedi 25 mai, avec 47h30 hebdomadaires à partir du 27 mai ! C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Au comité exécutif CGT, nous appelons à la grève. 5 sur 21 ont voté contre : ils étaient à l’époque les plus « durs » du PC ! Le 20 mai, on arrive à l’usine. Les responsables CGT et CFDT montent sur le toit d’une voiture. On avait démarré la grève à 4h du matin et on avait décidé d’attendre les salariés en horaire normal. Tout le reste du personnel arrive. Tout le monde vote la grève et on occupe. Un Comité central de grève se met en place, avec 6 CGT et 6 CFDT, et aucun non syndiqué. On organise l’occupation des nombreuses portières (une vingtaine). Les piquets de grève se mettent en place. Nous autorisons 11 directeurs à entrer dans l’usine, avec des laisser-passer, plus 72 pompiers avec libre circulation, pour raisons de sécurité. Nous décidons de réunir tous les jours à 17 heures les « comités de base ». Car l’usine de Peugeot Sochaux est divisée en usines différentes : mécanique, emboutissage, carrosserie, fonderie, forge, etc. Dans chaque usine, les sections syndicales CGT, CFDT, FO formaient avec les salariés et leurs militants des comités de base, très larges, avec des non syndiqués. Le Comité central de grève en était la direction : il coordonnait l’ensemble de l’usine. Tous les soirs à 17 heures, dans une salle de réunion, on réunissait les comités de base… C’est ce qui s’appellera le Forum.
G. Marion : en effet le Comité central de grève avait été décidé avant la grève, cela n’a pas été le cas des comités de base. Dès que l’occupation a démarré, on les a mis en place. Nous avons toujours fait attention au matériel, nous avons surveillé les ateliers, pour qu’il n’y ait aucune dégradation. Nous avons demandé à un militant qui a fait la grève de 1936 de nous conseiller, ce qu’il a refusé.
J. Cadet : Il faut relever la grande unité d’action entre CGT et CFDT. A partir de 17h, et cela durait des heures, il y avait le Forum avec une grande liberté de parole. Les idées les plus originales ou saugrenues y ont été avancées.
Critique communiste : A propos du Forum, Gitta explique que « beaucoup de questions techniques » étaient abordées, mais que dans l’ensemble la CGT « menait les affaires, car il fallait prendre garde aux provocateurs ». Il ajoute : « Le deuxième jour, avec quelques copains, on a posé des questions. On cherchait à mettre des choses concrètes derrières les mots réformistes, révolution, insurrectionnel, etc. Le PC était très emmerdé, ces discussions le contrariaient ». Avez-vous ces mêmes souvenirs ?
J. Cadet : Un camarade m’a beaucoup marqué, Antonio Paléo. Antonio, famille d’immigrés espagnols, prenait la parole avec volubilité. On sentait une vieille expérience de militant révolutionnaire de la guerre d’Espagne. Donc dire : « le PC était emmerdé », cela vaut peut-être pour le « parti », mais pas au niveau des militants actifs. Moi, militant CGT et PC, je n’ai jamais trouvé anormal que tout le monde prenne la parole. Mais je m’opposais à tout ce que je considérais contraire au mouvement, évidemment. Un jour, un « commando » s’est formé pour contrôler les prix sur le marché, et notamment vérifier que les paysans ne profitaient pas de la grève pour augmenter leurs prix. Pour moi, ce commando n’avait rien de très révolutionnaire. D’autres ont voulu envahir la Sous-préfecture comme symbole du pouvoir. Mais le pouvoir à mon avis n’était pas dans la Sous-préfecture de Montbéliard.
G. Marion : Avant 1968, quand il y avait une grève, seuls les militants syndicaux s’exprimaient. Les non syndiqués ne disaient jamais rien. Il est vrai qu’au début le Forum résolvait des questions pratiques. Et n’était pas un lieu de décision. Mais, petit à petit, il a pris une importance par les débats. J’ai connu des gars qui ne parlaient jamais, qui notaient leurs questions sur un papier pour s’exprimer au Forum. En plus, des séances de cinéma ont été organisées, des bals, du théâtre. Nous sommes aussi allés dans d’autres entreprises, pour les aider à franchir le pas.
J. Cadet : Et c’est dans le Forum que cela se décidait. Cela a été positif pour les syndicats aussi, car ce lieu de liberté de parole permettait de savoir ce que tout le monde pensait. Sur les 26 000 salariés, 12 500 venaient par cars depuis des villages parfois distants de 70 kilomètres. 275 cars sillonnaient la région avec 185 lignes de ramassage. Il fallait trois heures de transport par jour, en plus des neuf heures de travail. On comprend pourquoi la réduction du temps de travail était une revendication forte ! Les salariés commençaient à travailler à 4h30. Certains étaient obligés de prendre leur voiture pour venir au point de ramassage du car et se levaient à 2 heures du matin, pour rentrer à 4 heures de l’après-midi chez eux. Quelle vie ! Mais ces gens-là, quand la grève a été décidée, sont restés chez eux. Ils étaient très contents de pouvoir vivre un peu. Mais il fallait qu’on les informe. Des équipes allaient dans les villages pour distribuer les tracts et expliquer la situation. Critique communiste : Mais avez-vous eu des vraies discussions politiques, notamment sur la question du pouvoir, de la révolution, le changement de société ?
J. Cadet : La politique a toujours été présente. Tout au long de la grève. Le 29 mai, un meeting à Montbéliard était organisé par le PC, le PSU et la FGDS. Le Comité central de grève a décidé d’emmener les travailleurs à ce meeting. Le 21 mai, le CGT demande à rencontrer le député-maire Bouloche (PS) pour qu’il se prononce sur la nature du changement politique. Le 22 mai, CGT et CFDT rencontrent le Comité permanent de la gauche, pour discuter son programme. Le 23 mai, la forge, l’emboutissage, envoient une lettre ouverte au PC, à la FGDS, au PSU, pour qu’ils s’entendent. Une lettre du Comité central de grève est envoyée aux partis de gauche pour demander une rencontre. Le 24 mai au Forum, dans un débat, Leblay de Lutte ouvrière, estime qu’il n’est pas pour la grève insurrectionnelle, car « se serait une utopie ». La CFDT se prononce pour un gouvernement de gauche et demande ce qu’en pense Bouloche du PS. Le 27 mai, on invite les partis de gauche à venir s’exprimer « sur leurs convergences et divergences », au Comité central de grève. Le mardi 28 mai au Forum, débat sur l’avenir politique et le contenu souhaité d’un programme de gauche. La CFDT est pour la nationalisation de la chimie et de la sidérurgie. La proposition d’aller envahir la Sous-préfecture est rejetée. Le 18 juin, après la fin des négociations, nous envoyons une lettre ouverte à Bouloche, président PS du district urbain, pour lui dire notre désaccord sur l’appel qu’il avait lancé à la reprise du travail…
G. Marion : Tout cela prouve un bouillonnement d’idées important. Evidemment, tout n’était pas d’une grande clarté. Bien sûr, Lutte ouvrière poussait.
Critique communiste : Venons-en en juin. Jean-Paul Gitta explique : « le samedi 8 juin, un meeting unitaire est convoqué au Champ de foire : PC, PSU, PS. Seul un minimum de salariés sont restés dans l’entreprise. Ce qui a permis à la direction d’intervenir aussitôt. Un gréviste est arrivé en courant au meeting en criant : ils nous piquent les portières. Ils nous foutent dehors. Tout le monde a alors couru à Sochaux… L’idée s’est alors imposée de réoccuper la boîte. Dans la nuit de samedi à dimanche, des grévistes ont fait du porte à porte pour préparer la réaction du lundi matin. Et le mouvement est reparti dans deux ateliers, la carrosserie et l’emboutissage. On a rassemblé 6 à 7 000 ouvriers ». On arrive donc à la période des affrontements.
G. Marion : Il y avait eu un premier vote de la direction le 4 juin sur la reprise du travail. Nous l’avons boycotté. Rien n’avait été obtenu à Sochaux, en plus de l’accord de Grenelle nationalement.
J. Cadet : Pour nous, le constat de Grenelle était négatif. Mais la direction avait considéré que Grenelle était la base de la reprise du travail et qu’elle n’irait pas plus loin. Des discussions avaient cependant eu lieu à la Chambre patronale locale, avec un protocole légèrement mieux que celui de Grenelle sur certains points. Mais très insuffisant sur d’autres, notamment les horaires. La direction voulait nous imposer un horaire supérieur à celui l’avant-grève ! A 18h, le 7 juin, la direction nous dit : si vous n’évacuez pas l’usine, on annule le protocole local et on s’en tient au protocole de Grenelle. Dans cette situation, nous décidons de consulter le personnel le samedi 8 juin.
Vers l’affrontement
G. Marion : Ce sont les syndicats qui organisent le vote. La direction ne fait rien. Aucun car ne circule pour amener les salariés éloignés. Aucun listing du personnel n’est mis à disposition.
J. Cadet : Toutes nos équipes étaient allées faire du rabattage dans les villages. Sont quand même venus voter 5 284 salariés, sur les 26 000. Les résultats donnent 2664 pour la reprise, et 2 615 pour continuer. L’écart est donc minime. Les syndicats se réunissent. La CGT vote à 39 voix pour la reprise et 35 contre. L’écart est identique. Nous sentions une démobilisation. Il n’y avait plus grand monde qui occupait l’usine. Nous n’avions plus de lien réel avec les salariés éloignés. Nous voulions tester ce que les salariés éloignés de l’occupation pensaient du protocole. 2 600 pour continuer sur 26 000, ce n’était pas assez significatif. Le samedi après-midi, le Comité central de grève décide l’arrêt de la grève. La CFDT disait vouloir continuer mais, en même temps, se plie à la décision majoritaire. Le lundi 10 juin, à 8h30, comme le dit Jean Paul Gitta, un rassemblement en carrosserie se tient pour discuter du protocole. Un cortège s’organise, et à nouveau dans les ateliers le bouillonnement s’installe. Même situation à l’emboutissage. Il est décidé de faire un meeting à midi. En fait, les salariés venus travailler le lundi, et qui n’avaient pas participé au vote du samedi 8 juin, considéraient que le protocole était insuffisant. L’après-midi, les portières de l’usine sont réoccupées. A 18 heures, le Comité central de grève se reforme. Et aussitôt, on voit apparaître les gendarmes mobiles.
G. Marion : Certains délégués, il faut le reconnaître, ne soutenaient pas ce qui se passait et même désapprouvaient. Des tensions sont apparues. Au début le mouvement avait été décidé par les syndicats, et là, c’était plutôt les travailleurs qui repartaient spontanément.
J. Cadet : Nous avions le souci de réunir tous les jours les grévistes, mais la direction en faisait autant avec des cadres ! Elle convoquait ceux qu’on appelait les « mensuels » (techniciens, ingénieurs et cadres) au stade Bonal pour évaluer les évènements.
Critique communiste : Continuons le récit de J.P. Gitta. « Les gardes mobiles sont arrivés et ont pris position devant certaines portières. Ils estimaient que les grévistes empêchaient les travailleurs de rentrer chez eux. On s’est retrouvé face à face. Avec quelques gars en bicyclette au milieu qui voulaient sortir ».
G. Marion : C’était le 10 juin. Nous avions réoccupés et cette occupation s’est très vite redynamisée. Les gardes mobiles étaient à la portière principale et voulaient assurer la « liberté du travail ». La situation était tendue, mais sans échauffourée.
J. Cadet : A 18 heures, un nouveau Comité central de grève est désigné, cette fois avec tout le monde, élargi aux travailleurs non syndiqués.
Critique communiste : Le mouvement était sur le recul au plan national, mais il rebondit à Peugeot-Sochaux
J. Cadet : Absolument. Il avait démarré une semaine après et il s’est terminé une semaine plus tard ! Et c’est dans la nuit du 10 au 11 juin que les affrontements ont éclaté. Nous n’avons eu, à la CGT, aucun contact avec la direction au cours de cette journée et de cette soirée-là. Dans la nuit, les cars sont arrivés pour l’équipe du matin. Cela a été l’erreur fondamentale de la direction, pour qui le lundi 10 devait être le jour de la reprise, par tous les moyens. Vers deux heures et demi du matin, les CRS viennent d’abord évacuer les piquets de grève. Mais à 4h du matin, quand les cars arrivent, ils sont accueillis par les CRS aussi ! Et ceux-ci commencent à « canarder ». Ceux qui étaient censés venir travailler n’apprécient pas ! Parmi eux, cette nuit-là, certains venaient seulement voir ce qui se passait, d’autres venaient pour reprendre le travail, c’était flou. Mais tous se retrouvent face aux CRS. A 7h30, un rassemblement se tient devant la brasserie de Sochaux pour partir en délégation à la Sous-préfecture et protester contre l’intervention policière. Vers 8h30, le sous-préfet nous dit être « dépassé par les évènements » : ce n’est pas lui qui a fait venir les CRS. Il s’en lave les mains. Le maire PS Bouloche prétend que ce n’est pas lui non plus. Au retour à l’usine, avec 5 à 6000 manifestants, au moment de l’arrivée à la portière principale, l’affrontement rebondit avec du caillassage. La clôture est enfoncée, la portière s’ouvre. Il y avait déjà eu des blessés dans la nuit. Les CRS reculent devant le flot des grévistes. Ils abandonnent un véhicule, avec des armes, à l’intérieur de l’usine. Et ils tirent. C’est là que Pierre Beylot est tué par balle. C’était un jeune syndiqué de mécanique nord. Il avait 24 ans.
G. Marion : On a retrouvé plusieurs balles. En même temps, des fusils ont été volés dans le véhicule de police abandonné. Les salariés étaient déchaînés.
J. Cadet : Un deuxième salarié est mort cette journée-là, il s’appelait Blanchet. Il était perché sur un muret. Une grenade a explosé à ses pieds. Il est tombé du mur et il est mort de cette chute. J’ai parcouru les rues avec la sono de la mairie pour demander aux gens de rentrer chez eux. La situation virait à la bataille rangée. Avec des véhicules incendiés, des tirs de grenades, des blessés, des pieds arrachés. Cela a duré toute la journée. Nous avons la liste des blessés du 11 juin, hospitalisés. Au nombre d’une trentaine. Un jeune de 18 ans a eu une jambe coupée, un autre de 36 ans également, un autre a le poignet arraché.
G. Marion : Après l’annonce à la radio d’un mort, les habitants des quartiers sont repartis vers l’usine. Pour venger le copain tué. Vers 2 heures de l’après-midi, les CRS ont voulu ramener des munitions. Un motard de police s’est fait renverser et charger par la foule. Tous les élus sont venus avec leur écharpe pour tenter d’apaiser les choses, André Bouloche du PS, maire de Montbéliard, et Serge Paganelli, maire PC d’Audincourt. Mais les CRS envoient leurs grenades. Et cela a été la débandade !
J. Cadet : Quand tu entends les tirs de grenade et les balles siffler, il est difficile de faire front… On a entendu dire aussi que des gars s’organisaient en fin d’après-midi pour une résistance plus musclée. Il s’est dit aussi que des CRS auraient été noyés dans les bains d’électrophorèse en carrosserie. Mais jamais tout cela n’a été prouvé.
Critique communiste : J.P. Gitta raconte que « tout s’est terminé d’un seul coup »…
G. Marion : On apprend que la direction voulait rencontrer les syndicats. Le directeur Taylor arrive et dit, de son ton provocateur bien connu : « Que se passe-t-il ici ? ». Et c’est ainsi que se négocie le départ des CRS, par un recul réciproque des CRS et des grévistes. Georges Minazzi (CGT) et Charbonnier (CFDT) essaient de convaincre les salariés de reculer. Les CRS ont effectivement reculé. Mais ils ont continué à grenader depuis leurs cars.
J. Cadet : Si les CRS étaient restés une nuit de plus, le climat serait devenu insurrectionnel. A partir du 11 juin, il y a eu une nouvelle phase de négociation. Le 12, la direction décide que l’usine restera fermée jusqu’à la fin des négociations. Nous avons repris le travail le lundi 20 juin. Entre temps, le jeudi 13, il y a eu l’enterrement de Baylot, et le 14, celui de Blanchet. Jean Paul Gitta y a pris la parole au nom de la CGT, de la CFDT, de FO et de la FEN. Les négociations se sont poursuivies au Château de Montbéliard. Le 17 juin, CGT et CFDT rejettent les propositions de la direction. Rien n’était acceptable sur la réduction du temps de travail. Ils voulaient qu’on reprenne le boulot à 47h30 par semaine. Impensable ! Mais FO accepte. Le 19 juin, on se réunit avec le maire Bouloche, pour lui demander de nous soutenir. Mais Bouloche considère que les propositions de Peugeot sont acceptables et qu’il faut reprendre le travail ! Nous n’acceptons pas. Le PDG de Peugeot, Gautier, arrive enfin de Paris. Jusqu’alors, nous ne discutions qu’avec le directeur de Sochaux. Un protocole d’accord est trouvé, pour un horaire de 9h un quart par jour, soit 46h1/4 par semaine, puis 45 heures au 1er janvier 1970, et compensation à 100% de la réduction d’horaire, le paiement à 100% des jours de grève, et un plan de retour aux 40 heures. Il faut bien voir que les 40 heures, c’était la loi à l’époque. Nous obtenons aussi la mensualisation (réalisée en 1970), avec une rémunération à 100% en cas de maladie. Et la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise, et la garantie qu’il n’y aura pas de sanction pour fait de grève, ce qui est important si on se souvient des grèves de 1961-1963. On obtient aussi l’indemnisation des victimes du 11 juin, sur la base d’une reconnaissance comme accidentés du travail. Tous les jours fériés sont payés et non récupérables. Les ouvriers spécialisés (OS) sont augmentés de 14,5%.
Critique communiste : Une question frappe dans votre récit, ce sont les rapports entre la grève, les syndicats et la question politique. Vous êtes allés voir les partis de gauche pour leur dire : Venez dans l’usine, nous allons écouter vos propositions. Tout cela annonce, semble-t-il, la phase de l’Union de la gauche et du programme commun des années 1970. On connaît la suite et notamment la venue de Mitterrand et de la gauche PS-PC au pouvoir. Puis l’énorme déception. Le rapport entre syndicalisme et politique s’est ensuite beaucoup transformé. Dans la CGT, depuis des années maintenant, il est dit que le syndicalisme ne doit pas s’occuper des questions politiques, même les plus générales. Non seulement des rapports avec les partis politiques, mais de la discussion d’un projet de société, en respectant les méthodes syndicales et notamment le pluralisme d’idées. Rétrospectivement, comment voyez-vous cette évolution ? Alors qu’en 1968, vous demandiez aux « politiques » de venir participer aux débats dans la grève…
G. Marion : Je ne suis pas gêné par cette évolution. En 1968, je me sentais plus à l’aise à la CFDT qu’à la CGT. La CFDT était libre, elle n’était en tout cas pas liée à un parti précis. Mais il est vrai qu’elle avait aussi un projet politique, l’autogestion. Je reconnais qu’aujourd’hui, je me sens très bien à la CGT. Parce que je la sens aussi beaucoup plus libre. Qu’est-ce que le politique ? C’est le pouvoir. Mais le syndicat doit rester le contre-pouvoir. Et les contre-pouvoirs seront toujours indispensa-bles. Certes il peut y avoir une bureaucratie syndicale. Mais à la base, c’est le contre-pouvoir. Donc l’évolution du syndicalisme CGT me va très bien. Je me souviens des grèves de 1989. J’avais quitté la CFDT en 1982. J’ai adhéré à la CGT en 1989, parce que j’ai senti une CGT totalement différente. Après 1968, beaucoup de militants CGT étaient au PC. Je venais de la JOC et la CFDT correspondait à mon évolution. Cette idée d’autogestion me plaisait. Je me sentais proche du PSU sans jamais y être. Idem avec Lutte ouvrière, dont j’ai été sympathisant, et qui m’a appris le marxisme. J’ai donc un grand respect pour ceux qui sont dans les partis politiques. J’ai été maire adjoint à Valentigney, mais je n’y suis resté qu’un an. Les grèves de 1989 m’ont fait comprendre que je n’étais pas à ma place dans la municipalité. J’ai donc privilégié le contre-pouvoir.
J. Cadet : La CGT était cataloguée comme la courroie de transmission du PC. J’étais secrétaire à la propagande de la CGT Peugeot en 1968, puis secrétaire du syndicat pendant deux ans. J’étais au PC. Sur 37 membres de la Commission exécutive de la CGT, environ 28 étaient au PC. Dans le secrétariat du syndicat, nous étions 2 sur 5 au PC. Les élus CE titulaires et suppléants se réunissaient à la section d’entreprise du PC, avant les séances, pour décider ce qui allait être dit. La courroie de transmission fonctionnait donc très bien. La section d’entreprise du PC discutait bien évidemment de la stratégie, des conflits, des revendications. L’histoire est ainsi. En 1968, les choses ont changé. A cause de la situation internationale. Le coup de force en Tchécoslovaquie a fait réfléchir. Progressivement, il y a eu une réflexion sur le rapport du syndicat au politique. Nous avons pris nos distances par rapport au mouvement communiste international, puis national. La CGT Sochaux a pris d’autant plus ses distances que la fédération PCF du Doubs a été dissoute en 1988. A la suite d’une fronde par rapport au Comité central. Je considère maintenant qu’un syndicat a pour tâche prioritaire la défense des revendications des salariés. En 1968, nous nous sommes affrontés aussi au courant Lutte ouvrière. Pendant le conflit, il a été un courant de réflexion important, mais après il a tenté de prendre la direction du syndicat. Il y a eu des conflits très durs entre les militants de LO et la direction du syndicat. Leblay qui était délégué du personnel en mécanique a été démis de son mandat parce qu’il ne respectait pas l’orientation du syndicat. Progressivement, le courant LO a été mis sur la touche. Dans les élections de délégués du personnel où on avait le droit de raturer les candidats, on a raturé à qui mieux mieux entre le PC et LO. Il y a un volet politique de l’action dans la mesure où les revendications doivent avoir un prolongement législatif. Ce sont les députés qui décident de la réduction légale du temps de travail, par exemple, ou de la Sécurité sociale. La CGT a donc un rôle à jouer en direction du « politique ». Pour que la gauche aille dans le sens de ce que souhaitent les salariés. La CGT a des positions qui ne sont plus guidées par « un » parti politique. Avant, le secrétaire général de la CGT était au Bureau politique du PC. Nous avons mis un terme à cela. Thibault n’est plus dans aucune instance dirigeante. Il a sa liberté de pensée, mais il est là pour faire valoir la position défendue par la CGT. Dernier exemple, le Traité constitutionnel. B. Thibault ne voulait pas prendre position au sens d’appeler à voter oui ou non. La CGT donnait aux salariés les éléments de réflexion pour qu’ils décident eux-mêmes, pour faire appel à leur intelligence. Les fiches argumentaires de la CGT rejetaient le Traité européen et finalement aboutissaient à appeler au non. Mais sans consigne. Ce n’était pas le rôle du syndicat.
G. Marion : Le syndicalisme, c’est avant tout le problème du rapport de force.
Critique communiste : Oui, mais à un moment donné se pose le problème de l’Etat et du pouvoir.
J. Cadet : Mais ce n’est pas au syndicat de résoudre cette question. Est-ce que la classe ouvrière aujourd’hui peut prendre le pouvoir autrement que par les urnes ? Si elle ne peut pas par les urnes, elle doit le faire par la force. Dans l’histoire du mouvement ouvrier, il n’y a jamais eu de prise du pouvoir directe. Sauf la Commune de Paris, peut-être, mais qui a été un mouvement malheureusement éphémère, et pas vraiment national. Combiner la prise du pouvoir par les urnes et par la force, est-ce possible dans les pays développés comme les nôtres, où le pouvoir n’est pas une dictature ?
Critique communiste : Mais la démocratie, c’est aussi ce qui se passe dans les mouvements sociaux. Les expériences de pouvoir par les urnes seules ont été plutôt désespérantes
G. Marion : Oui, bien sûr.
J. Cadet : Est-ce qu’en 1968 le PC et la CGT ont refusé de prendre le pouvoir ? Je dis que non. Le pouvoir n’était pas à prendre. La tentative de Charléty, avec la gauche non communiste, et Mendès-France, ne s’est pas concrétisée. Les conditions n’existaient pas, malgré la grève massive
Propos recueillis par Dominique Mezzi.
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Ce qui s’est passé en mai et juin 1968... petite chronologie explicative
La puissance du mouvement de Mai 68 est due au blocage politique qui a fait suite au coup d’État de 1958 et au blocage social face aux évolutions rapides de la société. Il est marqué par une combativité très forte, par l’apparition de la jeunesse scolarisée comme force sociale, par la rapidité du déclenchement de la grève générale et de l’explosion sociale. Si l’affrontement central avec le régime gaulliste est rapide, la retombée, en l’absence d’alternative politique, le sera tout autant.
Les prémisses
Le 20 mars 1968, 300 militants du Comité Viêt-nam national (CVN) et de la jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) brisent les vitrines du siège parisien de l’American Express. Le 22 mars, des arrestations ont lieu et la tour administrative de la faculté de Nanterre est occupée pour exiger leur libération. Le Mouvement du 22 mars est né. Le 1er mai, la manifestation est autorisée pour la première fois depuis de longues années. Elle est appelée par la CGT seule et est massive.
Entretemps, à la faculté de Nanterre, les incidents se multiplient. Le 2 mai, huit étudiants sont convoqués au conseil de discipline. Le 3 mai, quatre à cinq cent personnes se rassemblent, dans la cour de la Sorbonne, pour protester contre ces menaces de sanctions. La police pénètre dans l’université et procède à des arrestations qui sont à l’origine des premiers incidents violents au Quartier latin : pavés lancés, voitures renversées. Il y a près de 600 interpellations et les condamnations tombent.
Dans l’Humanité du 3 mai, Georges Marchais dénonce le Mouvement du 22 mars « dirigé par l’anarchiste allemand Cohn-Bendit. Ces faux révolutionnaires doivent énergiquement être démasqués car, objectivement, ils servent les intérêts du pouvoir gaulliste et des grands monopoles capitalistes. » Le conseil de discipline se tient le 6 mai et la police interdit les abords de la Sorbonne. Deux manifestations sont organisées et les heurts sont violents : 422 arrestations et de nombreux blessés.
À partir du 7 mai, le mouvement étudiant s’étend : la grève illimitée est votée à Toulouse, à Lyon, des manifestations se tiennent à Lille, Rennes, Strasbourg, les routes sont bloquées au Mans…
Le déclenchement
Le 10 mai, la réouverture de la faculté de Nanterre n’apaise pas les esprits et les professeurs du Snesup refusent de faire passer les examens tant que les étudiants arrêtés ne sont pas amnistiés. Le soir, la manifestation de 30 000 étudiants qui passe devant la prison de la Santé et doit se diriger vers l’ORTF, arrive au Quartier latin. Là, une inspiration spontanée : on occupe le quartier, on érige 60 barricades avec pavés, voitures, grilles d’arbres et matériaux divers. Certaines font plus de deux mètres, c’est la fête. La police charge dans la nuit pour arriver à les démanteler au petit matin. Il y a plus de 1 000 blessés, dont 400 hospitalisés et 1 460 arrestations.
Le 11 mai, le Premier ministre, Georges Pompidou, annonce la réouverture de la Sorbonne et demande la libération des étudiants arrêtés. Trop tard, les organisations syndicales CGT, CFDT, FO, FEN, qui préparaient une manifestation sur l’abrogation des ordonnances sur la Sécurité sociale pour le 15 mai, décident d’un appel à la grève générale pour le 13, auquel s’associent l’Unef et le Snesup.
C’est un succès : un cortège de près d’un million de personnes défile pendant cinq heures à Paris, 450 meetings et manifestations se tiennent en province. Les mots d’ordre sont parfois politiques : « Gouvernement populaire », « Dix ans, ça suffit ». Dans quelques villes, les manifestants refusent de se disperser, organisent des barrages, parfois même des barricades (Clermont-Ferrand, Nantes, Le Mans).
À peine rouverte, la Sorbonne est occupée par les étudiants. L’AG décide que « l’université de Paris est déclarée université autonome, populaire et ouverte en permanence, jour et nuit, à tous les travailleurs ».
Des facultés aux usines, la grève générale
Le mouvement étudiant est l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Sans consignes syndicales, des grèves spontanées éclatent les 14 et 15 mai : grève et occupation à Renault Cléon, à l’initiative de jeunes ouvriers (suite au refus de la direction de recevoir une délégation lors d’un débrayage), grève aux chantiers navals de Bordeaux, aux eaux Contrexéville, aux NMPP, à l’usine de machines agricoles Claas de Woippy (Moselle), aux filatures dans le Nord. Chez Sud-Aviation, à Nantes, l’occupation des locaux et la séquestration du directeur (il sera libéré 15 jours après) est votée à l’appel des trois sections syndicales, animées par des anarcho-syndicalistes et des trotskystes. Les autres usines Sud-Aviation se mettent en grève. Ces grèves vont concerner environ 200 000 travailleurs.
À partir du 16 mai, un appel de la CGT engage à l’action par la formule « les comptes en retard doivent être réglés ». La CFDT publie un communiqué indiquant que « l’extension des libertés syndicales, la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise, la garantie de l’emploi, le droit des travailleurs à la gestion de l’économie et de leur entreprise doivent être réaffirmées. »
Entre le 16 et le 25 mai, le mouvement de grève se généralise, dans l’industrie. D’abord à Renault (Flins, Sandouville, Le Mans, Billancourt), à Berliet, à la Saviem, à la Snecma de Gennevilliers, à Rhodiaceta, à Rhône-Poulenc, aux Houillères, puis dans la fonction publique (SNCF, PTT, navigation aérienne, hôpitaux, ministères, etc.). Le 25 mai, l’ORTF est occupée. Dès le 31, le centre d’Issy est évacué par la police et, le 4 juin, la quasi-totalité des émetteurs sont occupés par l’armée.
Il y a entre sept et neuf millions de grévistes, soit plus de la moitié des 15 millions de salariés de l’époque et 150 millions de journées de grèves. C’est la plus grande vague de grève du siècle. Plus de quatre millions de travailleurs cessent le travail trois semaines, plus de deux millions durant un mois.
Les jeunes travailleurs jouent un rôle décisif dans le déclenchement de la grève et, inversement, plus elles sont tardives, plus le poids syndical est déterminant. Les revendications sont diverses. Le plus souvent, elles cherchent à « solder les comptes » des revendications anciennes. L’occupation est un phénomène général, parfois avec séquestration, avec des commissions pour discuter ensemble, sur le modèle étudiant. La grève est globalement moins joyeuse qu’en 1936, mais plus active.
Il n’y a pas, ou très peu, d’échanges entre les entreprises en grève. Il y a peu d’exemples de remises en route de la production sous le contrôle des travailleurs. L’exemple de Saclay, où les 1 000 à 2 000 travailleurs s’organisent avec un comité central d’action, est exceptionnel.
Pendant ce temps, les manifestations continuent. Dans la nuit du 23 mai, des barricades sont de nouveau dressées dans le périmètre du Quartier latin.
Le 24, pour marquer leur solidarité avec les étudiants et les ouvriers, des manifestations paysannes se tiennent dans toute la France, à l’appel de la FNSEA et du Modef. À Paris, une manifestation est prévue pour protester contre l’interdiction de séjour de Daniel Cohn-Bendit. Après une manifestation de la CGT l’après-midi, une seconde manifestation part de la gare de Lyon à 17 h 30. C’est un cortège d’environ 100 000 personnes, constitué pour moitié d’étudiants et pour moitié de travailleurs, qui se dirige vers la Bastille en criant « Les usines aux travailleurs », « Le pouvoir est dans la rue », « Nous sommes tous des Juifs allemands ». Il est bloqué par un mur de CRS. Des barricades sont dressées, avant que la manifestation ne retourne vers le Quartier latin. Les manifestants allument un début d’incendie à la Bourse, assiègent le commissariat du 5e arrondissement, saccagent celui de la rue Beaubourg. Il y a 500 blessés parmi les manifestants, 212 chez les flics, 795 interpellations. À Lyon, des barricades sont dressées, un commissaire de police est tué par un camion lancé par les manifestants. À Toulouse, la mairie est ouverte aux manifestants par la municipalité. À Bordeaux, il y a des heurts violents avec les flics, à Strasbourg des barricades sont dressées. Il y a un sentiment de vacance du pouvoir gaulliste. À 20 heures, De Gaulle demande au pays, dans l’indifférence générale (« son discours, on s’en fout »), de lui renouveler sa confiance à travers l’organisation d’un référendum. Le Premier ministre Pompidou déclare souhaiter « que la négociation s’engage avec la volonté d’aboutir ». L’acceptation immédiate par les organisations syndicales de la négociation avec un gouvernement très affaibli vise à gommer les perspectives politiques du mouvement.
Les négociations débutent, rue de Grenelle, dès le 25 mai. La CGT affirme publiquement être mandatée pour obtenir un système d’échelle mobile des salaires, l’abrogation des ordonnances de 1967 sur la Sécurité sociale et l’augmentation du pouvoir d’achat. Les résultats sont ridicules au regard de l’ampleur du mouvement : relèvement de 35 % du Smig, augmentation de 10 % des salaires, paiement des jours de grève à 50 %, diminution du ticket modérateur pour les soins médicaux et instauration de la section syndicale d’entreprise.
C’est dans la volonté de ne pas arrêter la grève que se manifeste l’opposition des ouvriers au marchandage routinier de la négociation. La délégation CGT teste les accords de Grenelle à Renault Billancourt : ils sont refusés par les travailleurs. La grève continue à Citroën (Paris), à Berliet (Vénissieux), à Sud-Aviation (Marignane et Nantes), à Rhodiaceta (Vaise).
La question du maintien du régime gaulliste, de la démission de De Gaulle est posée. Le 27 mai, un meeting de 50 000 personnes se tient au stade Charléty, à l’appel de l’Unef et avec le soutien de la CFDT, de la FEN et de sections CGT et FO. Mendès France est présent et ne dit mot mais, en dehors, parle de gouvernement de transition. Ce meeting important, violemment dénoncé par le PCF, contre lequel la CGT organise douze meetings de contre-feu, est en fait un aveu d’impuissance, n’engendrant pas l’action. Les jours suivants, Mitterrand propose Mendès France comme Premier ministre et annonce sa candidature à la présidence de la République. Mendès se déclare d’accord pour diriger un gouvernement de la gauche unie. La CGT organise une manifestation de 500 000 personnes en faveur d’un « gouvernement populaire ».
Cette phase est le point culminant du processus d’isolement de l’État fort gaulliste. La question de l’affrontement avec le régime est posée, mais sans que le mouvement, par sa propre force, ne puisse dégager une alternative politique. Le régime retrouve son ressort grâce aux capitulations des directions réformistes. Non seulement, elles refusent de poser la question du pouvoir en dehors des échéances électorales, mais, de plus, elles acceptent la négociation avec lui.
Rétablissement du pouvoir gaulliste
Le pouvoir va utiliser efficacement ces capitulations. Le 29 mai, De Gaulle disparaît et va consulter le général Massu à Baden-Baden (Allemagne), laissant planer une menace. Le lendemain, coup de théâtre : de Gaulle dans un discours pugnace et incisif, annonce qu’il ne se retirera pas, qu’il ne changera pas de Premier ministre et qu’il dissout l’Assemblée nationale, provoquant des élections anticipées. Le soir même, à l’appel de diverses organisations gaullistes (rejointes par l’extrême droite, des mercenaires, des anciens combattants) utilisant le signe de reconnaissance de l’OAS Algérie française, entre 300 000 à 1 000 000 personnes défilent de la Concorde à la place de l’Étoile. Des manifestations du même type se déroulent un peu partout.
Un nouveau gouvernement est formé. Pompidou est maintenu, mais les ministres mis à mal sont remplacés. La préparation des élections commence pour le gouvernement et l’opposition, car, pour le PCF et ceux qui constitueront le PS, la perspective des élections offre un porte de sortie qu’ils acceptent, en préparant « l’union des forces de gauche au second tour ».
La reprise du travail commence à s’opérer au travers de négociations locales, mais pas partout. Le 6 juin, le bureau confédéral de la CGT « estime que partout où les revendications essentielles ont été satisfaites, l’intérêt des salariés est de se prononcer en masse pour la reprise du travail dans l’unité ».
La répression devient de plus en plus brutale. À la suite de l’expulsion des piquets de grève de l’usine de Flins par un millier de CRS, l’usine est réoccupée par les grévistes. Plusieurs milliers de jeunes ouvriers et d’étudiants, venus de Paris, s’affrontent violemment aux grévistes. Un lycéen de 17 ans se noie dans la Seine au cours d’une rafle de police.
Aux usines Peugeot de Sochaux, un jeune gréviste de 24 ans est tué par balle au cours d’affrontements avec la police. Le lendemain, un gréviste de 49 ans est tué lors de heurts violents entre manifestants et policiers. Durant ces deux jours, 150 ouvriers de l’usine sont blessés, certains très grièvement (pied arraché). Le 14 juin, une manifestation organisée par l’Unef contre la répression est interdite, les groupes se dispersent dans Paris, il y a de nouveau de violents affrontements (194 blessés chez les manifestants et 75 chez les policiers). D’autres manifestations violentes ont lieu en province, à Toulouse, Saint-Nazaire, Lyon et Strasbourg.
Le Conseil des ministres prononce la dissolution de tous les groupes d’extrême gauche et opère de nombreuses arrestations. Parallèlement, le 15 juin, une cinquantaine de membres de l’OAS, condamnés pour assassinat, comme Salan, sont amnistiés, autorisés à revenir en France ou libérés.
Au 17 juin, 300 000 grévistes refusent encore de capituler. Les élections du 23 juin sont un succès total pour la majorité gaulliste, un recul des communistes et de la Fédération de la gauche, un progrès du Parti socialiste unifié (PSU, scission de gauche de la social-démocratie).
L’ordre bourgeois est rétabli : toutes les manifestations sont interdites pendant 18 mois, toutes les projections de films concernant l’insurrection sont soumises à la censure, des publications sont saisies.
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La grève de 1967 à l’usine Rodhiaceta de Besançon...
En 1967, la Rhodiaceta, usine textile appartenant à un groupe international, bastion du mouvement ouvrier bisontin (aujourd’hui désaffecté), emploie près de 3 000 salariés (2 561 hommes, 419 femmes au 1er janvier 1968). À Besançon, la Rhodia est, de loin, le premier employeur de la ville. C’est aussi une usine au centre de la contestation ouvrière. Les conditions de travail y sont pénibles (les 4 x 8 en particulier, l’humidité constante et étouffante). Les conflits du travail y sont monnaie courante, impulsée par des sections syndicales fortement implantée, la CFDT y étant majoritaire. Ainsi, en 1964 ou en 1966, des grèves dures et longues s’y déroulent.
Suite à des mesures de chômage partiel à la fin de l’année 1966, des grèves courtes sont organisées durant l’hiver. Ces grèves de deux heures ont lieu le dimanche matin, l’usine tournant en continu. Cette tactique n’affectant guère la production, les syndicats appellent finalement à la grève, le 25 février 1967. La grève durera jusqu’au 23 mars, soit cinq semaines, durée exceptionnelle pour des mouvements grévistes à cette période. Au-delà de cet aspect, ce mouvement pouvait apparaître assez classique dans ses formes à son démarrage. Il va rapidement offrir des aspects tout à fait novateurs.
Le premier est la décision d’occupation de l’usine. L’occupation s’accompagne d’une forte mobilisation des travailleurs, qui se succèdent aux piquets de grèves. Même si cette occupation ne mobilise pas l’ensemble des salariés, elle excède largement les sphères syndicales et militantes, associant une fraction importante des travailleurs du rang à cette action. L’exemple de Besançon inspire également les travailleurs des autres sites de Rhodia, en particulier l’usine de Vaise, dans la banlieue lyonnaise, qui se mettent également grève dès le 28 février1.
L’occupation des locaux entraîne un fort mouvement de solidarité, local et national. Un comité de soutien à la lutte des travailleurs de la Rhodiaceta est constitué. Tout le spectre politique - sauf la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), dont le maire dirige la ville -, syndical et associatif local (notamment la sphère catholique) s’y retrouve. De très nombreuses collectes de soutien sont organisées en faveur des grévistes. Le mouvement connaît une ampleur nationale. La CFDT délègue Frédo Krumnov, dirigeant de la fédération du textile, pour soutenir la grève. Mais la radicalité de la grève ne mobilise pas seulement dans les rangs syndicaux. Plusieurs personnalités du monde de la culture viennent manifester leur solidarité. La chanteuse Colette Magny compose une chanson traitant de la grève. Simone Signoret, Yves Montand, Alain Resnais, Jean-Luc Godard, Agnès Varda envoient des messages de solidarité.
Surtout, par l’intermédiaire d’une association d’éducation populaire, le Centre culturel Palente-Orchamps (le CCPPO), dont le responsable, Pol Cèbe, travaille à l’usine, le cinéaste Chris Marker se rend à l’usine pour y réaliser un film dans le cadre du groupe Medvedkine, À bientôt j’espère2. La réalisation du film n’est qu’un des aspects de la portée culturelle de la grève. Durant plusieurs semaines, l’arrêt du travail, la mobilisation sur place des travailleurs permettent le développement d’une véritable effervescence culturelle. L’usine se transforme en une maison de la culture. Selon le livre d’or de la grève tenu par le responsable du comité d’entreprise, pas moins de quatorze conférences ont été tenues durant ces quelques semaines. Des clubs de lecture sont proposés, la bibliothèque et la discothèque du comité d’entreprise sont ouvertes en permanence. Un protagoniste, interviewé à l’occasion d’un travail universitaire, raconte : « Je me souviens, il y avait eu un montage sur la guerre du Viêt-nam [...]. J’y ai entendu, pour la première fois, La Messe en si de Mozart. Il l’avait montée là-dessus, c’était magnifique avec les images du Viêt-nam, d’enfants. » Sommaire Politisation
Autre aspect assez novateur, le soutien que la grève reçoit du milieu universitaire et étudiant. Un comité de soutien universitaire est constitué. De nombreux militants étudiants, parmi lesquels ceux de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), viennent aux portes de l’usine pour discuter avec les grévistes. Une liaison étudiants-salariés se met en place. Des tracts réalisés par des étudiants, appelant à la solidarité, sont distribués dans toute la ville. Au-delà du milieu étudiant, la grève permet que se mettent en place des rassemblements unitaires et interprofessionnels, qui seront caractéristiques de Mai 68. Des formes d’action inhabituelles sont proposées. Ainsi, le 16 mars, un défilé de voitures est organisé par les syndicats, avec l’appui des étudiants. Plusieurs manifestations monstres, dont celle du 18 mars, ponctuent le mouvement.
Tandis qu’un profond mouvement de politisation s’effectue parmi les travailleurs de la Rhodia, les négociateurs syndicaux s’activent à Paris. Alors que la revendication initiale portait sur le refus du chômage partiel, l’accord se réalise essentiellement autour des augmentations de salaires. Cette solution, présentée le lendemain (22 mars) à Besançon et à Vaise, provoque de violents désaccords entre les deux sections syndicales, ainsi que parmi les travailleurs. La CGT pousse à la reprise du travail, insistant sur l’importance des augmentations (+3,8 %), tandis que la CFDT souligne que rien n’est réglé en matière de chômage et de conditions de travail. Une partie des ouvriers, en particulier les plus concernés par la question des conditions de travail (les 4 x 8), dresse une barricade devant l’usine et se saisit des lances à incendie. Le 24 au matin, la première équipe est empêchée de reprendre le travail. Les gendarmes mobiles interviennent. En début d’après-midi, les grévistes récalcitrants organisent un meeting et votent à bulletin secret. À une très courte majorité, la reprise est votée. La déception est profonde, les syndicats divisés, en particulier la CFDT, dont l’attitude radicale n’est pas partagée par tous.
Malgré ces résultats en demi-teinte, la grève de la Rhodia constitue une expérience fondamentale pour les luttes ouvrières à venir. La participation active (sous contrôle syndical), l’ouverture de l’usine sur l’extérieur, la volonté d’émancipation culturelle sont autant de traits qui se retrouveront dans les grèves de 1968. Au niveau local, malgré les tensions de fin de conflit, la Rhodia sera la première usine bisontine à entrer en grève, en Mai 68.
UBBIALI Georges 22 février 2007
Notes
1. Sur ce mouvement, lire : Histoires d’une usine en grève. Rhodiaceta, 1967-1968. Lyon-Vaise, Révoltes, 1999, ainsi que Fontaines G., Pucciarelli M., Lina Cretet. « Il ne faut jamais se laisser faire », Révoltes, 2002.
2. Ce film, ainsi que tous les autres réalisés avec ces cinéastes ouvriers, est désormais disponible en DVD. « Les groupes Medvedkine », coffret 2 DVD, édition Montparnasse, 2006.
* Paru dans Rouge n° 2194 du 22 février 2007.
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Femmes 1968 : Premières voix du mouvement.
Article republié dans le dernier Inprécor consacré à Mai 68...
On sait le rôle de détonateur que joua la révolte étudiante dans le déclenchement de la grève générale en France. Une révolte, certes, qui n’eut pas le temps de se transformer en un mouvement social comparable aux mouvements étudiants allemand ou américain durant la même période. Mais une révolte, néanmoins, qui reprenait à son compte l’essentiel des mots d’ordre antiautoritaires surgis dans les campus de Berlin ou de Berkeley, au plus fort des mobilisations anti-guerre. La rentabilisation de l’éducation capitaliste, le rôle des média dans le bourrage de crâne, la culture de consommation, le gaspillage, la hiérarchie et l’anti-impérialisme étaient autant de thèmes et d’angles d’attaque qui formaient la trame de la révolte étudiante dans tous les pays capitalistes où elle s’exprima à la fin des années soixante.
Mai 1968, c’est le début d’une crise sociale qui remet en cause les valeurs traditionnelles et l’ordre bourgeois, une crise dans laquelle s’enracinent tous les mouvements sociaux qui se sont développés depuis lors. Mouvements dont les objectifs, l’insistance sur la « qualité de la vie », sont un défi à la collaboration de classe des organisations traditionnelles de la classe ouvrière. Depuis les mouvements s’attaquant à la fonction répressive des institutions bourgeoises que sont la famille, l’école ou la prison, jusqu’aux mouvements sur l’environnement et l’écologie, en passant par les mouvements de minorités nationales ou régionales, tous sont là pour faire la preuve que « l’intégration sociale » est un leurre dans un système capitaliste ébranlé par une crise économique sans précédent. De tous ces mouvements, le mouvement de libération des femmes est sans doute l’un des plus importants de par sa fonction : non seulement de faire sortir du silence et de l’oppression celles qui représentent une moitié de l’humanité, de leur permettre d’exprimer leur besoins spécifiques et leurs exigences, mais aussi de donner tout son sens à l’objectif d’unité de la classe ouvrière mis en avant par les révolutionnaires.
En France pourtant, la question de l’oppression spécifique des femmes ne fut pas posée. Même si quelques assemblées générales se tinrent à ce propos à la Sorbonne, même si quelques groupes de femmes naquirent dans la foulée de mai 1968, sous l’impact de la radicalisation des féministes américaines, il est cependant évident que cette préoccupation resta le fait de tout petits noyaux, très peu significatifs (au même titre que surgirent, dès cette époque, de petits « groupes de conscience » en Italie, en Suisse ou même en Espagne dans la même période).
Mais cela n’a rien à avoir avec la force de la prise de conscience féministe telle qu’elle s’exprima, dans les pays anglo-saxons que sont les États-Unis, le Canada ou la Grande-Bretagne, ou dans l’un des mouvements étudiants les plus importants en Europe : le SDS allemand.
La révolte des femmes du SDS allemand
« Nous ne pouvons résoudre individuellement l’oppression sociale des femmes. Nous ne pouvons pas non plus attendre que la révolution soit accomplie car une révolution uniquement économico-politique ne supprime pas le refoulement de la vie privée ; les pays socialistes l’ont abondamment prouvé. » (déclaration du Conseil d’Action pour la Libération de la Femme lors de la Conférence de délégués du SDS durant l’été 1968). C’était le premier moment d’une révolte. Les étudiantes berlinoises faisaient une constatation que beaucoup d’autres femmes devaient faire à leur suite : quels que soient les objectifs mis en avant (le refus de la hiérarchie, de la discipline, des valeurs individualistes préconisées par l’enseignement bourgeois), quelle que soit la détermination qui marquait les actions engagées par le mouvement étudiant contre l’impérialisme et l’ordre bourgeois, les rapports traditionnels entre hommes et femmes au sein du mouvement lui-même n’avaient guère changé.
« La séparation entre vie privée et vie publique rejette toujours la femme dans son isolement et elle doit assumer seule le conflit ainsi créé. La société l’a conditionnée dès l’âge tendre à vivre en fonction de la famille, et la famille, de son côté, dépend des rapports de production que nous combattons », affirmaient celles qui avaient commencé à se réunir « entre femmes » durant l’hiver et le printemps 1968 afin de réfléchir à leur situation propre. Soulignant que leur décision de travailler seules sur des problèmes qui n’étaient pas pris au sérieux n’avait, au départ, provoqué que des quolibets de la part des camarades masculins, elles ajoutaient : « Aujourd’hui, ils nous en veulent de nous être retirées ; ils cherchent à nous démontrer que nous avons des théories complètement fausses, ils cherchent à nous faire dire que nous prétendons que les femmes n’ont pas besoin des hommes pour leur libération : toutes niaiseries que nous n’avons jamais prononcées. (...) C’est précisément parce que nous pensons que l’émancipation n’est possible qu’au niveau de la société tout entière que nous sommes ici. »
Malgré les rebuffades et les découragements, leur présence à ce congrès marquait donc la volonté de jeter les bases d’un combat commun, quelles que soient les spécificités de la lutte qu’elles pensaient devoir mener de leur côté contre les réflexes sexistes marquant les rapports dans le mouvement étudiant. « Seules les femmes sont suffisamment “intéressées” pour battre en brèche la société patriarcale : elles sont les seules garants d’un changement radical de l’organisation. Pour y parvenir, un isolement provisoire est nécessaire. » Prudence donc sur la question de la non-mixité (dans un document rédigé deux mois plus tard, elles devaient préciser : « Notre retrait n’est que temporaire, il vise à nous mettre en mesure de nous définir enfin nous-mêmes, sans égard ni compromis »), mais détermination néanmoins. Leur rapport se terminait en effet par la menace suivante : « Camarades, si vous n’êtes pas prêts à cette discussion qui doit être de fond, alors nous devrons en effet constater que le SDS n’est qu’une lie contre-révolutionnaire. » Et l’oratrice d’ajouter : « Les camarades que je représente sauront en tirer les conséquences. » Ces lignes mettaient donc déjà l’accent sur les éléments essentiels qui fondent notre conviction quant à l’importance stratégique du mouvement autonome des femmes : la nécessité pour les femmes de prendre confiance dans leur capacité à s’exprimer, à prendre la parole ; le rôle de la famille et la lutte à mener contre la séparation traditionnelle entre vie privée et vie « publique » ; la bataille sans concession qu’il faut engager — y compris dans les rangs des organisations de gauche — contre les résistances face à la volonté d’émancipation dont les femmes commencent à faire preuve.
Ce qui ressort également de ces lignes, c’est l’approche marxiste qui sous-tend cette analyse. Et ceci n’est pas un hasard : les débats qui se déroulaient à « l’Université libre de Berlin » — bastion du SDS — pour quelque confus qu’ils aient été, traduisaient néanmoins la volonté d’une bonne partie des protagonistes de se réapproprier les fondements du marxisme et du léninisme. C’était vrai aussi pour les femmes du SDS. Leur souci de répondre d’abord aux besoins des femmes mères de famille, de même que leur tentative — infructueuse — d’étendre à la population ouvrière l’expérience des crèches sauvages (les « kinderlaeden ») mises sur pied par une aile du mouvement étudiant berlinois, partaient d’un point de vue de classe dans l’analyse de la situation des femmes les plus opprimées. L’abandon ultérieur, par une grande partie du mouvement, de tout point de vue marxiste ne s’explique que par une série de facteurs combinés. Dans un pays dont les organisations traditionnelles sont dominées par l’influence prépondérante d’une social-démocratie aussi droitière, et où le mouvement contestataire de la fin des années 1960 n’était pas parvenu à déboucher sur la constitution d’un pôle révolutionnaire crédible pour les masses ouvrières, il n’est guère étonnant qu’un nombre croissant de groupes femmes qui se sont constitués durant ces dernières années se soient coupés de la classe ouvrière, renonçant à prendre des initiatives qui auraient pu élargir leur champ d’action et leur impact sur des couches importantes de femmes prolétariennes. L’influence des théories séparatistes et la force du courant des radicales-féministes en Allemagne est à mettre en relation directe avec la résistance que les directions bureaucratiques du mouvement ouvrier ont opposé aux revendications féministes et avec le poids de la paix sociale en Allemagne. Mais à cela, il faut ajouter l’indifférence, pour ne pas dire l’hostilité que les féministes rencontrèrent au sein du mouvement étudiant et de l’ensemble des organisations d’extrême gauche, aussi bien face aux questions qu’elles posaient sur le plan théorique (notamment en ce qui concerne l’analyse de l’oppression spécifique des femmes en système capitaliste), que face à leur volonté de prendre leurs luttes en mains.
Agressivité des premiers groupes féministes américains
Au moment même où les étudiantes allemandes commençaient à aborder le problème de leur oppression — soit dans des groupes d’étude théorique, soit au travers d’actions concrètes comme le mouvement des crèches, de petits groupes féministes commencèrent à surgir dans tous les États-Unis. Certains d’entre eux utilisaient des méthodes d’action spectaculaires pour proclamer leur révolte contre la société (comme « l’enterrement de la féminité » à Washington à l’occasion d’une mobilisation antiguerre dès l’automne 1967, ou la tentative d’empêcher l’élection de Miss America l’année suivante). Mais l’essentiel du mouvement fonctionnait et se développa de manière quasi souterraine, au travers de petits « groupes de conscience » au sein desquels les femmes prenaient confiance en elles-mêmes, discutant des idées nouvelles et controversées qui commençaient à émerger. Ce mouvement presque invisible devait révéler son audience deux ans plus tard, avec la grève des femmes du 26 août 1970. Après une semaine d’agitation dans la plupart des villes, marquée par des manifestations, des occupations de locaux administratifs pour exiger des crèches et des actions collectives où les femmes brisaient des tasses sur la voie publique en signe de rébellion contre les patrons qui traitent leurs secrétaires comme des bonnes, près de 20 000 personnes défilaient dans la Ve Avenue aux cris de : « avortement libre ; des crèches 24 heures sur 24 ! ; des chances égales en matière d’éducation et d’emploi ! »
C’était l’apogée de la phase spectaculaire du MLF américain. De leur côté, les textes initiaux du mouvement, la presse féministe qui se développa à une allure vertigineuse, rendaient compte d’une approche différente de celle des étudiantes allemandes dont la plupart avait subi l’influence du marxisme. Pourtant, les motifs qui avaient provoqué les premiers sursauts de révolte parmi les femmes du mouvement étudiant américain étaient identiques à ceux de leurs sœurs européennes : refus de continuer à être les éternelles « secondes », bonnes à taper les tracts et à les distribuer, volonté de prendre enfin la parole, etc.
Tout comme en Allemagne, il s’agissait au départ d’un mouvement marginal à la classe ouvrière et son seul développement numérique ne put suffire à briser le carcan du sexisme dominant dans les organisations du mouvement ouvrier. Mais les idées du mouvement des femmes allaient pénétrer tous les pores de la société, impulsant la naissance de groupes de femmes dans les syndicats, les bureaux et les entreprises, ainsi que les premières organisations de femmes noires, chicanas ou portoricaines. Ce fut surtout après la dépression économique de 1974-75 que les couches de femmes les plus exploitées et les plus opprimées commencèrent à se radicaliser et à s’organiser entre elles à une échelle telle que leur poids commença à se faire sentir dans les organisations du mouvement ouvrier.
Lutte pour le salaire égal en Grande-Bretagne
L’un des premiers groupes femmes en Angleterre, c’est celui qui se forme pour soutenir la lutte des femmes de pêcheurs à Hull, au printemps 1968. Après la disparition de plusieurs bateaux quelques mois plus tôt, ces dernières se battaient pour une amélioration des conditions de travail et de sécurité pour les hommes qui partaient en mer. Devant l’hostilité et le mépris de la presse face à ces femmes en colère, le groupe décide de mener une bataille à long terme pour le respect des droits égaux.
En mai 1968, c’est la grève des ouvrières de Ford réclamant un salaire égal à celui des hommes. Dans cette grève, dont sortira une organisation syndicale pour le salaire égal et des droits égaux, la National Joint Action Campaign for Women’s Equal Rights (NJACWER, Campagne d’action unitaire nationale pour l’égalité des droits des femmes), devait jouer un rôle déterminant dans la prise de conscience de nombreuses féministes anglaises. Elle permettait pour la première fois de poser publiquement la question des discriminations sexuelles. Certes, les groupes NJACWER n’eurent qu’une portée limitée dans la tentative de mobiliser aux côtés des travailleuses les étudiantes et les femmes des couches privilégiées qui commençaient à mettre en question leur place dans la société : la volonté de contrôle exprimée par la bureaucratie syndicale limita très vite l’activité de ces groupes et leur capacité d’initiative. Et les féministes en conçurent une solide méfiance vis-à-vis de l’autoritarisme des bureaucrates. Mais leur souci de ne pas se situer en marge des besoins de la masse des femmes — exprimé notamment par la revendication du salaire égal mis en avant par les travailleuses de Ford — allait déterminer le caractère du mouvement de femmes naissant en Grande-Bretagne. Composé pour l’essentiel, comme dans les autres pays, de femmes d’origine sociale privilégiée, d’étudiantes, d’intellectuelles et, dans une plus faible mesure, de travailleuses du tertiaire, ce mouvement réussira néanmoins plus vite que d’autres à impulser des campagnes touchant les intérêts des femmes prolétariennes (salaire égal, droits égaux, avortement, femmes battues, etc.) qui trouveront souvent un appui réel au sein du mouvement ouvrier.
La particularité de ce dernier du point de vue organisationnel — relative indépendance des syndicats de branches ou d’entreprises, multiplicité des structures syndicales — n’est pas un élément secondaire dans le fait que le mouvement des femmes ait réussi à gagner le soutien de telle ou telle branche à l’occasion d’un congrès. La situation politique et la remontée des luttes en Grande-Bretagne après 1968 explique aussi la moindre marginalité du mouvement des femmes par rapport à la classe ouvrière. Mais le rôle que joueront dès le départ les grèves des travailleuses et la capacité des révolutionnaires à s’inscrire dans les premiers débats du mouvement, à être partie prenante des premières initiatives, détermineront également l’évolution du mouvement des femmes anglais.
Un mouvement en devenir
Ces trois exemples permettent de mieux comprendre pourquoi le mouvement de libération des femmes en France mit plus de deux ans après mai 1968 avant de commencer à se structurer. La généralisation de la crise sociale à l’échelle mondiale tend à donner un caractère universel aux facteurs objectifs, sur lesquels se fonde la radicalisation des femmes sous le capitalisme du troisième âge. Le pourcentage croissant des femmes salariées, l’élévation du niveau d’éducation, le développement des techniques de contraception et d’avortement, la mécanisation toujours plus grande dans le domaine du travail domestique sont autant d’éléments qui, à un degré ou à un autre, révèlent aux yeux des femmes les contradictions inhérentes à ce système de profit, le fossé existant entre les potentialités de développement social et la réalité quotidienne dans laquelle elles se trouvent enfermées.
Mais si la situation objective, en terme de chiffres et de statistiques apparaissait déjà comme très similaire à la fin des années 1960 dans la plupart des pays capitalistes avancés, cela n’en a pas moins déterminé des rythmes différents dans la prise de conscience des femmes concernées.
En France, les éléments qui ont joué un rôle de frein dans l’émergence du mouvement féministe sont à rechercher aussi bien dans la brièveté déjà évoquée de l’explosion étudiante, que dans le poids de l’Église catholique en ce qui concerne les mœurs, les relations entre individus (la femme étant perçue avant tout dans son rôle de mère et d’épouse), l’existence de lois limitant l’accès à la contraception, ou dans le contrôle sur la classe ouvrière par une bureaucratie stalinienne reproduisant en tous points l’idéologie dominante en ce qui concerne la famille et la place des femmes dans la société.
Ces divers facteurs, quoique de manière variable, sont également valables pour expliquer les décalages analogues — encore plus importants — qu’on a pu constater en Italie ou en Espagne et plus encore au Portugal ou en Grèce, la radicalisation n’a commencé à s’exprimer qu’une dizaine d’années plus tard. Sans parler de la plus faible proportion des femmes salariées et de celles qui ont accès aux études secondaires comparativement aux autres pays capitalistes avancés, la toute-puissance de l’Église catholique dans la vie civile, s’appuyant sur des décennies de dictature franquiste ou salazariste, ou la doctrine particulièrement rétrograde de l’Église orthodoxe, combinées à l’absence totale de remise en question de la soi-disant « infériorité » des femmes par les organisations ouvrières, expliquent qu’il ait été plus difficile aux étudiantes des pays d’Europe du sud de prendre conscience de leur oppression. Même si, comme en Allemagne ou aux États-Unis, leur situation privilégiée rendait plus évidente une série de contradictions liées au fossé existant entre leur éducation et leur avenir professionnel. Dix ans après mai 1968, l’impact idéologique des premiers mouvements de libération, amplifiés par l’accélération de la crise économique et sociale ont produit leurs effets : la radicalisation des femmes a cessé d’être un phénomène extérieur à la classe ouvrière. Des petits groupes initiaux d’étudiantes et d’intellectuelles se sont dégagés de véritables mouvements, dont la force et l’impact sur le mouvement ouvrier sont fonction directe du degré de la lutte de classe.
Dix ans après 1968, de plus en plus fréquemment, les femmes ont pris l’initiative de se réunir entre elles dans les organisations mixtes du mouvement ouvrier où elles militent afin de débattre de problèmes spécifiques et d’imposer un rapport de forces leur permettant de faire valoir leur point de vue. De plus en plus fréquemment, elles envoient des déléguées dans les coordinations locales ou nationales du mouvement où l’on débat d’initiatives centrales et des campagnes à impulser. Certes, le mouvement des femmes est loin de représenter une réalité homogène et les courants qui expriment un point de vue de classe en son sein sont encore loin d’arriver à le faire triompher. La politique des bureaucraties syndicales, qui alterne entre des déclarations démagogiques et des mesures visant à freiner l’expression de la volonté des femmes, n’a pas été sans dégoûter plus d’une militante, et les idées du courant féministe-radical faisant primer la lutte des sexes sur la lutte de classe ont fait des adeptes y compris parmi certaines franges de travailleuses.
Mais le mouvement des femmes est là. C’est un mouvement en devenir. Et l’un des facteurs essentiels dans son évolution dépendra de la capacité des révolutionnaires à peser dans son développement, à faire que la lutte sans compromis pour défendre les besoins spécifiques de la masse des femmes soit intrinsèquement liée à une orientation de classe renforçant l’unité et l’indépendance de la classe ouvrière.
Paris, mai 1978, par Jacqueline Heinen
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« Sois jeune et tais toi ! »
Extension du domaine de la lutte
Mai 68 révèle les transformations profondes de la jeunesse et de la société. Après le « blouson noir », c’est au tour du lycéen ou de l’étudiant « gauchiste » d’incarner le « péril jeune ». Les années suivantes en seront bouleversées.
Plus que le baby-boom, la scolarisation massive transforme le visage social de la jeunesse au cours des Trente glorieuses, et elle en explique l’émergence comme acteur politique. En vingt ans, les effectifs doublent, passant de 6 500 000 à 12 850 000 élèves et étudiants. L’enseignement supérieur passe de 200 000 étudiants en 1950 à 500 000 en 1968. Les établissements se multiplient, constituant des bases de mobilisation.
Mais une bonne partie de la jeunesse reste en dehors. En 1968, l’âge moyen de fin d’études demeure inférieur à 16 ans. En 1970, 67,5 % des enfants d’ouvriers arrêtent leurs études avant 15 ans. Les jeunes actifs sont à 92 % des salariés. 2 millions d’ouvriers ont entre 15 et 24 ans. Pour les scolarisés, le déclassement professionnel et le chômage demeurent une crainte : c’est dans ce contexte qu’interviennent les réformes sélectives constitutives du plan Fouchet.
Le mouvement lycéen passe de la « dépendance » à l’autonomie. À partir de 1966-1967, un vent de révolte souffle sur le secondaire, où est dénoncé le « lycée caserne ». À partir notamment des comités Viêt-nam lycéens, se forment plusieurs comités d’action lycéens (CAL), dont le sigle se répand en Mai 68 dans les 300 à 400 lycées occupés. Dans l’enseignement technique, naissent des comités d’action de l’enseignement technique (CAET). On rédige des cahiers de revendications, avec des propositions pour d’autres structures lycéennes ou une autre organisation des études, et des réflexions sur la pédagogie, les rapports entre élèves et professeurs. Dans le technique, on vise les locaux vétustes, l’insécurité, le matériel inadapté et le « CET [centre d’enseignement technique, NDLR] usine-caserne ». De manière constante, la « liberté d’expression », l’élection de délégués, le contrôle ou la gestion des foyers…
Malgré l’éclatement des CAL en 1968-1969, les lycéens occupent le devant de la scène au début des années 1970, alors que le mouvement étudiant organisé éclate. Lors de « l’affaire Guiot », en 1971, la « coordination » est inventée : « À chaque lycée son AG [assemblée générale, NDLR], à chaque AG son comité de grève », titre un tract de la Ligue communiste. Le nombre est plus important qu’en Mai 1968, touchant des villes non universitaires, les banlieues, des classes entières de collège. En 1973, contre la loi Debré (suppression des sursis militaires), le mouvement présente les mêmes caractéristiques, plus approfondies, entraînant les étudiants et la constitution d’une coordination spécifique de l’enseignement technique. Dans ces « grèves ras-le-bol », s’exprime une contestation anti-autoritaire générale visant l’administration, la famille, l’institution militaire, la hiérarchie au travail et le travail lui-même.
À l’intersection de la jeunesse et du monde du travail, on trouve les apprentis, qui travaillent et « étudient ». Par exemple, les lads (apprentis jockeys), qui ont 14 ans, font 54 heures par semaine de travail pour un salaire de misère. Eux aussi relèvent la tête. En novembre 1971, à la suite du décès de l’un d’entre eux, à Maisons-Laffitte, plus de huit semaines de grève et une grande manifestation avec blocage du champ de course sont organisées. Outre les revendications matérielles, ils réclament le droit de sortir entre 18 h 30 et 21 h, et la gestion de leur foyer par un comité d’apprentis.
La fronde générale touche aussi les foyers de jeunes travailleurs. En mars, la revendication du « droit de visite de 10 h à 20 h » est avancée au foyer des jeunes travailleurs de Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine). Comment être syndiqué, faire grève à l’entreprise et être considéré comme un mineur incapable dans les foyers ? C’est au tour du « foyer caserne » d’être dénoncé. En 1970, des mouvements contre les règlements intérieurs touchent plusieurs foyers. Lors d’un grand mouvement en février 1972, une AG de seize foyers de la région parisienne met en place une coordination pour mener la lutte. À l’été 1972, face aux augmentations, des grèves de loyers font ressurgir les revendications de liberté d’expression, de droit de visite. Il y a des occupations. Le contrôle des entrées et du téléphone, l’organisation des repas et du nettoyage sont effectués par les résidents.
L’expérience des AG, l’auto-organisation et les coordinations des « années lycées » ou des « années facs » ont été réinvesties par de larges générations au sein du monde du travail, au fur et à mesure de leur insertion professionnelle. La main-d’œuvre plus qualifiée dans les banques, les postes et télécommunications, dans la santé, chez les enseignants du primaire et du secondaire, dans les services publics ou dans de grandes entreprises privées, issue des lycées ou des premiers cycles d’université, a adapté, au sein des mobilisations sociales, les pratiques connues au cours de leurs études : assemblées souveraines, auto-organisation, coordinations, type de manifestations, prise de distance avec les modèles anciens de « délégation de pouvoir ».
Robi Morder
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« Adieu De Gaulle ! » : l’État ébranlé
On s’est beaucoup interrogé sur la nature exacte de la crise et son ampleur. Si le nez sur l’événement n’est pas toujours bon conseiller, l’éloignement risque d’aplatir les aspérités et de réinterpréter ce qui s’est passé à la lumière de ce qui a suivi. Mais si, pour aller vite, et pour parler comme Marx, l’anatomie de l’homme éclaire bien celle du singe, et si les événements sont déterminés, il n’y a pas de fatalité historique. Et, comme le disait Rosa Luxemburg, la responsabilité historique existe de ceux qui, à un moment ou un autre, ont eu à prendre des décisions qui, à partir de là, engageaient évidemment la suite.
On a parlé de crise d’autorité, de crise de la domination à tous les niveaux, dans les familles, dans les professions, dans les organisations et les institutions, des micropouvoirs au pouvoir suprême. Et, comme l’incarnation nationale, centrale de cette autorité, sans partage depuis la Constitution de la Ve République, était son général-président, âgé de surcroît de 78 ans, on comprend que le patriarche ait focalisé l’ire générale. Dans la force de l’État fort gaulliste résidait aussi sa faiblesse : si les intermédiaires sont réduits à la portion congrue, en cas d’insatisfaction, la revendication remonte immédiatement à celui qui assume toutes les responsabilités ; si le Bonaparte joue les arbitres, s’appuie sur les camps opposés, arrive un moment où le jeu n’est plus possible et où il faut trancher – par conséquent, perdre son apparente neutralité ainsi que l’audience qui allait avec. Comme l’a dit Edgar Morin, 1968, c’est aussi le « meurtre du père ».
Si l’antigaullisme n’est pas l’anticapitalisme, si la remise en cause des institutions de la Ve République à partir de la contestation du pouvoir de son chef n’est pas encore le refus de l’État bourgeois et l’affirmation de l’objectif d’une République des conseils, autogérée et planifiée, la dialectique de la radicalisation, des mobilisations et des prises de conscience peut permettre de passer « naturellement » de l’un à l’autre.
Si les organisations syndicales, au tout début, avaient prévu une journée nationale de mobilisation, elles n’étaient pas du tout prêtes à contester cette République, et elles refusaient, avant la nuit des barricades, que cette journée ait lieu le 13 mai, soit, de fait, pour le dixième anniversaire du coup d’État à Alger qui avait amené de Gaulle au pouvoir. Il est clair qu’elles craignaient que s’enclenche une dynamique politique dont elles ne voulaient pas. Et, évidemment, ce jour-là, en dehors des mots d’ordre officiels, on entendit surtout : « Dix ans, ça suffit ! » et « À bas l’État policier ! », mots d’ordre en négatif certes, mais l’expression de ce qu’on refuse est déjà une affirmation.
Et, le 24 mai : « Son discours on s’en fout ! », « Adieu de Gaulle (bis), adieu… [sur l’air des lampions] ! », au moment de l’annonce du référendum… qui n’aura pas lieu, autre claque pour le patriarche, pour laquelle les organisations traditionnelles de gauche n’ont été pour rien. On pourrait décrire les innombrables affiches de l’Atelier populaire des Beaux-Arts, où il était le personnage principal contesté. Son profil, comme celui du garde mobile ou du CRS, était omniprésent. Si, fin mai, dans les sphères politiques, on commence à évoquer un gouvernement provisoire, un gouvernement de transition au cas où, si le PCF et la CGT manifestent « pour un gouvernement populaire » (au moment où on entend « Il est parti à Colombey, qu’il y reste ! ») et si, dans Le Nouvel Observateur, on parle même d’Assemblée constituante, les questions institutionnelles elles-mêmes ne sont pas au cœur des revendications. Le débat à la Chambre sur la motion de censure paraît légèrement irréel et déphasé, les manifestants ne font pas le siège de l’Assemblée nationale et personne ne réclame le retour au régime d’Assemblée de la IVe République, qui a péri sans gloire dix ans auparavant. L’offre de De Gaulle d’une solution électorale à la crise sera accueillie par un soupir de soulagement du côté des états-majors, qui s’étaient déjà précipités sur les négociations de Grenelle, redonnant ainsi au gouvernement une légitimité qu’il avait largement perdue. Avec les élections, on se retrouve enfin en terrain connu. On sait ce que coûta à la gauche d’avoir vendu son droit d’aînesse pour un plat de lentilles.
Mais cette crise venait de loin. Le capital d’autorité de De Gaulle, parti avec 80% des électeurs avec lui, avait commencé à être ébranlé dès 1963, avec la grève des mineurs, quand ceux-ci s’étaient assis sur son décret de réquisition. On peut dater de ce moment la remontée des luttes qui allait atteindre des sommets en 1968. Sa mise en ballottage au premier tour de l’élection présidentielle de 1965 fut un deuxième signal d’alerte. Ajoutons que le Viêt-nam, en arrière-fond, après l’Algérie qui venait d’arracher son indépendance en montrant qu’on pouvait résister, même en tant que petit peuple paysan, à la plus puissante armada du monde, était un encouragement à ne pas se laisser impressionner par les autorités en place, quelle que soit leur force apparente. Et, enfin, ce 1er mai 1968, tenu sans demander d’autorisation, et qui renouait avec des traditions disparues depuis la guerre d’Algérie. Le 11 mai, le ministre Fouchet rappelait que les attroupements et manifestations étaient et demeuraient interdits ! Et les premières grèves débutaient en oubliant totalement le dépôt de préavis légalement exigés depuis plusieurs années…
Évidemment, cette grève générale posait objectivement la question du pouvoir. Quand 8 millions de salariés avaient arrêté de travailler pour leurs patrons, se posait immédiatement la question de qui décide, de qui commande, de qui est obéi. Vu comment, après 1968, l’État a modifié, perfectionné, renforcé ses systèmes de communication, ses matériels, équipements et personnels de répression, on se rend encore mieux compte à quel point cet État fort a alors été fragilisé. Cependant, le pouvoir avait, dès mai, prit la mesure de la crise et, malgré tiraillements, hésitations, tergiversations, il avait très vite réoccupé, par exemple, télécoms et centraux téléphoniques, tout en préparant la manifestation de l’Étoile, en s’appuyant sur ses réseaux politiques extra-institutionnels – Comités de défense de la République (CDR), créés le 7 ou le 8 mai, et le Service d’action civique (SAC), service d’ordre gaulliste réactivé. Le premier tract gaulliste sort, à plusieurs millions d’exemplaires, le 19 mai : « Non à l’anarchie ! » La visite à Massu symbolise parfaitement la volonté d’intimidation, le possible appel menaçant au « dernier recours », sans pour autant que les forces de police, le contingent et les généraux pro-Algérie française ne soient d’une fiabilité totale face à des millions de travailleurs mobilisés. Avant sa visite à Massu, le 28 mai, le Général avait reçu, dans son bureau, les chefs d’état-major de l’armée.
Tout cela n’empêchera pas que de Gaulle avait fait son temps et que, premier effet différé de Mai 68, il soit battu au référendum de 1969 et se retire définitivement sur ses terres. La bourgeoisie n’aura pas de Bonaparte de rechange et n’est pas Bonaparte qui veut, mais les institutions nées d’un autre contexte, cristallisation d’un rapport de force, résistèrent, non sans quelques aménagements (décentralisation, cohabitations diverses, etc.). L’État fort, où l’exécutif décide et dirige, est fonctionnel au capitalisme du troisième âge, même ultralibéral. Pas le régime parlementaire.
Jean Pierre Debourdeau.
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Pouvoir en question, question du pouvoir...
Présent dans les têtes, le problème du pouvoir n’a été concrètement posé que quelques jours, au plus fort du mouvement, fin mai. Jamais en dehors de cette période. De nombreux cortèges de manifestants sont passés devant l’Assemblée nationale gardée par quelques flics en képi : jamais personne n’a proposé de l’envahir… Au bout de quelques jours, la police avait quasiment disparu des rues de Paris, parfois remplacée par des syndicalistes pour faire la circulation. Les ministères restaient quasiment vides et de nombreux élus avaient même quitté le pays. Quant à l’armée, souvent en état d’alerte dans ses casernes, elle était peu visible. Ainsi, les centres névralgiques du pouvoir n’ont jamais été menacés, même s’ils étaient souvent désertés. La mobilisation populaire se limitait aux universités, aux entreprises et à la rue.
Ce n’est qu’à l’apogée de la grève générale que le problème du pouvoir s’est posé. D’abord, le 24 mai, symboliquement, à la fin d’une manifestation de la CGT, par l’incendie de la Bourse. Puis, le 27 mai, avec le meeting au stade Charléty, où Mendès France, avant Mitterrand, fit entendre timidement qu’en cas de vacance du pouvoir, il pourrait se sacrifier ! Enfin, le 29 mai, eut lieu le départ de De Gaulle en Allemagne pour y rencontrer Massu, le chef des troupes françaises qui y stationnaient. Certains pensèrent à une fuite et, le jour même, répondant à l’appel de la CGT, des centaines de milliers de manifestants déferlaient dans les rues, en scandant « Le pouvoir aux travailleurs ». Exigence naturelle, mais complètement abstraite. À qui donner le pouvoir, et comment ? Aux leaders étudiants, à Cohn-Bendit ou à Geismar ? Cela n’était pas sérieux. Ils étaient crédibles pour organiser des barricades, mais pas pour aller au pouvoir. Alors, au PCF et à la CGT ? Mais ces directions bureaucratiques, paniquées par un mouvement extraparlementaire qu’ils avaient du mal à contrôler, n’en voulaient pas, surtout sur la base d’une grève générale ! Aux délégués des comités de grève réunis en coordination nationale à Paris ? Impossible, cette démarche d’auto-organisation du mouvement n’a jamais existé.
Le 30 mai, de Gaulle revenait en France, dissolvait l’Assemblée et il recevait l’accord de la gauche pour enterrer dans les urnes un mouvement extraparlementaire. Des centaines de milliers de gaullistes, soulagés, pouvaient alors défiler sur les Champs-Élysées. La collusion de fait entre de Gaulle, la direction du PCF et celle de la CGT avaient mis fin au soulèvement. En quelques semaines, les grèves allaient peu à peu cesser dans l’écœurement général, permettant ainsi une victoire électorale de la droite lors des élections parlementaires de juin, justifiant ainsi – mais de façon très conjoncturelle ! – le slogan « Élection, piège à cons » !
Alors, comment a-t-on pu en arriver là ? Parti sur une contestation de l’archaïsme du système universitaire et politisé par le refus de la guerre du Viêt-nam, le mouvement étudiant, déjà influencé par la propagande des groupes révolutionnaires – trotskystes ou maoïstes – va faire sa jonction avec le mouvement ouvrier. 68, c’est la période où de Gaulle, plébiscité pendant dix ans par la majorité du monde du travail, apparaît enfin et subitement comme le représentant du patronat, par exemple en s’attaquant par décrets à la Sécurité sociale. En obtenant quelques victoires grâce à l’action radicale – les « barricades » – les dirigeants étudiants serviront de modèle à une classe ouvrière épuisée par des années de défilés traîne-savates et de délégations aux préfectures. Mais là s’arrête la jonction « ouvriers-étudiants ».
Le PCF et la CGT restent très implantés dans les entreprises, et leur méfiance organisée vis-à-vis des « étudiants, petits bourgeois gauchistes » trouve un écho dans les entreprises où l’extrême gauche était quasiment absente. Or, les traditions et la culture staliniennes de l’époque n’ont jamais préparé le monde du travail à prendre le pouvoir par une grève générale, le seul but étant de gagner le maximum de voix dans les élections et le maximum d’élus dans les institutions. La révolte de 68 n’est ni voulue ni préparée. En conséquence, il n’existe aucun programme alternatif crédible capable de donner un débouché politique à la grève générale. Et, surtout, il n’existe aucune force crédible capable de l’articuler et de se porter candidate au pouvoir. Les seules discussions qui se tiennent lors des réunions quotidiennes de la coordination du mouvement – délégués des syndicats et des organisations d’extrême gauche – est de savoir ce qu’on va faire comme initiative le lendemain.
Enfin, et surtout, la grève générale ne s’est pas donné sa propre représentation. À quelques exceptions près, il n’y a pas de véritables comités de grève avec délégués élus et révocables ; et encore moins de coordination nationale, qui aurait pu apparaître comme le contre-pouvoir, des grévistes face au pouvoir, légal mais illégitime, du gouvernement. Dans les universités, la démocratie est celle des assemblées générales, avec souvent des milliers de participants : une caricature de démocratie où, de fait, le pouvoir de décision revient à ceux qui tiennent le micro ou le service d’ordre. C’était déjà là, le débat, depuis Nanterre et le 22 mars, entre Daniel Cohn-Bendit et sa « démocratie directe » et Daniel Bensaïd qui, pour la Jeunesse communiste révolutionnaire, se battait pour l’élection de délégués révocables mais représentatifs.
On peut donc tirer quelques enseignements pour, dans des conditions différentes, aboutir demain à un Mai 68 qui réussisse. Une explosion de ce type n’est jamais prévisible en termes de date. Mais, pour être crédibles, écoutés et reconnus, à une échelle de masse, dans une telle situation, les militants révolutionnaires doivent avoir gagné la confiance des gens mobilisés bien avant l’explosion, c’est-à-dire au cours de toutes les luttes partielles qui la précèdent. Cela implique une force politique déjà implantée et reconnue, aussi bien grâce à l’activité de ses militants qu’à la qualité de ses propositions. En effet, on ne pourra pas se contenter d’être « contre le capitalisme ». Encore faudra-t-il être capable, avant et pendant le mouvement, de proposer un programme crédible, qui parte des préoccupations du monde du travail et de la jeunesse, pour aboutir à des mobilisations qui remettent en cause le système.
Enfin, il semble décisif que les travailleurs en lutte se donnent leurs propres structures de représentation : comités de grève ou de lutte avec des délégués élus et révocables représentant, dans le cadre d’une coordination nationale, la légitimité du pouvoir des gens mobilisés face à celle du gouvernement. Dans un pays où moins de 10 % des salariés sont syndiqués, le comité de grève est l’outil de l’unité, de la démocratie dans la gestion de la lutte et dans son contrôle. C’est aussi l’outil de l’efficacité. Lorsque le problème du pouvoir est posé, cette structure peut devenir le contre-pouvoir crédible et reconnu à opposer à celui des gouvernants. C’est dans cette perspective que nous nous attelons, aujourd’hui, à la création d’un nouveau parti anticapitaliste qui aidera, dans les conditions actuelles, au succès d’un nouveau Mai 68, plus indispensable que jamais.
Alain Krivine
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Mai 68, les trotskistes, la lutte de classe, la vie...
Une conversation avec Michel Lequenne (in Critique Communiste spécial Mai 68 n°186).
Critique communiste : Si tu le veux bien, nous allons commencer cet échange par un retour sur 68 et sur la façon dont ces événements ont alors été perçus politiquement…
Michel Lequenne : Quand on parle de 68, c’est le plus souvent de 68 en France. Or, il ne faut pas oublier qu’il y a eu en même temps des explosions sociales, non seulement en Europe, mais dans le monde : en Allemagne, avec un mouvement étudiant, derrière Rudi Dutschke, qui a précédé la mobilisation en France, au Mexique avec des conséquences beaucoup plus dramatiques en termes de victimes, et aussi les événements de l’Est européen… 68 est arrivé en une sorte de polarisation de sursauts d’ébranlement de la société. Et il fait peu de doute que ce furent des manifestations de surgissement de toute une nouvelle génération. En France, spécifiquement, la situation avant 68 apparaissait comme parfaitement calme : la société de consommation fonctionnait à plein. Certes, il y a eu des grèves tout au long des Trente glorieuses, mais grâce à la situation économique, elles se terminaient par des compromis. Dans le cadre des négociations, les capitalistes avaient les moyens de lâcher de petites concessions. Ce calme tenait aussi à la politique des grands partis ouvriers qui jouaient pleinement un rôle d’apaisement social. Ils représentaient, face au pouvoir, une opposition de compères ! En fait, c’est cela qui empêchait tout mouvement social de se développer. Il est donc vrai que le mouvement étudiant a été le déclencheur, sur des questions qui n’étaient pas centrales pour les masses travailleuses, mais à partir d’une radicalisation née des luttes anticolonialistes, qui avaient pris une ampleur du fait de la guerre d’Algérie, avec participation du contingent et de « rappelés ». Enfin, cela correspondait à un changement social profond, duquel il me semble que l’on n’a pas assez tenu compte : entre la fin de la Guerre mondiale et 68, la scolarisation dans les études secondaires a été multipliée par dix. C’était un autre effet des Trente glorieuses et des besoins d’une main-d’œuvre de plus en plus qualifiée et de formation intellectuelle. Des techniciens, des employés, des ouvriers ont envoyé leurs enfants passer le bac, et si possible pour aller plus loin. Nous avions donc une jeunesse scolarisée qui devenait partie prenante du prolétariat, au sens où j’en ai étendu le concept : un prolétariat qui inclut tous les salariés qui n’ont que leur force de travail à vendre comme source de revenu. Et ces jeunes étaient marqués par la guerre d’Algérie. Les contradictions que bloquaient les grands partis, elles se sont exprimées au sein du monde universitaire, d’où est venu le choc qui a provoqué 68. Et dans des lieux tel que Nanterre, où les étudiants issus du peuple étaient nombreux, et confrontés à des difficultés de vie considérables. Les revendications sur le mode de vie ont de ce fait été très importantes. Ce monde étudiant-là n’avait plus rien à voir avec la participation des étudiants aux révolutions du XIXe siècle, ou leur absence en 1936. Les événements qui allaient survenir à partir de ce choc, personne ne les avait prévus, y compris parmi nous.
Critique communiste : Précisément, ce « nous », qui était-il ?
Michel Lequenne : Je parle de notre toute petite organisation, le PCI : tout au plus 150 membres en Mai 68 ! Elle comprenait les étudiants qui militaient à la JCR. Une JCR qui débordait de beaucoup notre réalité militante, mais avec laquelle nous étions parfaitement en phase. Les non étudiants étaient des anciens, sans beaucoup d’implantation. Il y avait un petit groupe d’enseignants, avec Charbin, Debourdeau, quelques syndicalistes, mais isolés… Ce n’était plus la situation de l’après guerre, lorsque avaient été intégrés des ouvriers, des vrais, pas seulement les militants qui avaient été envoyés dans les usines, avec des cadres tels que Renard ou Righetti, avec le groupe dit de Puteaux-Suresnes… A la veille de 68, ils n’étaient plus là, découragés par les explosions successives de l’organisation. Quand il y a une crise, et, pire, une scission, les ouvriers se retirent dans leur travail syndical ; tandis que les intellectuels théorisent, ce qui prépare des sorties sur des positions diverses ! A chaque scission, on avait perdu des militants, et essentiellement les ouvriers. Même en 1952, une partie des militants ouvriers étaient dehors avant la scission. Ce fut le cas du groupe de Puteaux-Suresnes. Il y avait eu, en 1961, le retour du petit groupe d’anciens majoritaires français de 1952, augmenté de militants gagnés dans le PSU, mais tout cela était groupusculaire, et la réunification « mondiale » de 1963 n’impliqua rien pour la France ; enfin, en 1965, ce fut le départ du courant de Pablo, avec quelques ouvriers, dont Benoits. Donc, notre réalité était celle de militants anciens isolés, ce qui explique les difficultés de notre journal, et la crise de février 1968, lorsque les étudiants ont demandé à être représentés de manière plus importante dans la direction.
Critique communiste : La direction du PCI, quelle était-elle ?
Michel Lequenne : Le Bureau politique, en 1968, c’était les trois anciens : Frank, Prager et moi-même, plus les frères Krivine : Jean-Michel, de loin le premier à avoir été trotskiste, Alain, qui avait été élu comme mon suppléant au CEI lors du congrès de la IVe de 1966, et Hubert. Il me semble que Weber en était également. Très clairement, les jeunes visaient à dominer la direction. En 68, le secrétariat du BP réunissait Frank, Alain et moi, les trois membres du CEI. Nous nous réunissions chaque semaine, très souvent près de mon travail, au café de l’angle de la rue Cassette et de la rue de Rennes. Nous fonctionnions très bien, et nous n’avons eu entre nous aucun problème par rapport au mouvement qui se développait.
Critique communiste : Cette petite organisation, comment percevait-elle la réalité où mûrissait Mai 68 ?
Michel Lequenne : On ne mordait pas sur la situation. LO et les lambertistes, pour des raisons différentes, disposaient de forces plus importantes que nous. On sentait des frémissements, et nous avions une petite influence dans les milieux intellectuels : les réunions du cercle Karl Marx réunissaient une assistance modeste, de l’ordre en moyenne de la cinquantaine de participants, mais non négligeable à notre échelle. Ce qui ex-plique la discussion engagée avec le groupe surréaliste. Il existait des sensibilités diverses au sein de ces milieux en fonction des compréhensions différentes de la situation mondiale. Ainsi, Edgar Morin, lors de la guerre d’Algérie, avait suscité un appel, en fait sur des bases pacifistes, opposé à celui, dit « des 121 », rédigé par les surréalistes et le groupe Mascolo, que nous avions signé, et qui présentait un caractère révolutionnaire. Cela explique le rapprochement qui s’était opéré avec le Groupe surréaliste avec lequel une discussion était engagée. Il n’empêche que beaucoup, dont les surréalistes, étaient extrêmement pessimistes quant à la perspective immédiate. Pour notre part, nous considérions qu’il existait des possibilités de lutte, et nous espérions beaucoup du développement du travail dans la jeunesse. Personne parmi nous ne sous-estimait son importance. Par exemple, lorsque nous avons quitté le PSU en 1965, notre courant a demandé aux groupes JSU que nous influencions de rejoindre la JCR, ce qui se fit à Caen et à Rouen, une réalité militante qui ne fut pas négligeable pour la suite.
Critique communiste : Cette importance donnée à la JCR correspondait à l’intérêt pour le PC ou pour les évolutions au sein de la jeunesse ?
Michel Lequenne : Les deux. Il ne faut pas oublier que nombre de nos camarades avaient été formés avec les conceptions de Pablo, donc avec cette idée que tout viendrait de l’évolution du PC. Cette approche était marquée par le campisme, au de-meurant devenu davantage un campisme nord/sud que ouest/est, et avec une certaine méfiance à l’égard du prolétariat jugé intégré. II est vrai que la JCR est bien née du travail entriste, mais dans la jeunesse et non dans le PC. Et l’idée dominante chez nous continuait à tout attendre de mouvements du prolétariat « classique », des grandes usines.
Critique communiste : Y avait-il une compréhension de la nouvelle place de la jeunesse dans la société ?
Michel Lequenne : Non ! C’est une analyse qui est venue après. Après tout, les révolutionnaires sont toujours les Del Dongo de la bataille de Waterloo : ils sont dans le champ de bataille, mais ne voient pas tout ce qui s’y joue Le mouvement étudiant a été le déclencheur de quelque chose qui le dépassait de beaucoup. Il a provoqué un mouvement dont les bases souterraines existaient sans être perçues. En tant que marxistes, même prisonniers d’idées un peu dépassées, nous avions une certaine compréhension des évolutions du monde. D’où, par exemple, au sein du PSU, ma polémique avec Serge Malet, sur sa théorie de la nouvelle classe technicienne et ma conception du prolétariat large. Il faut dire que j’étais bien placé pour comprendre cela, puisque j’avais vécu à plein ces évolutions. A quinze ans, au Havre, j’étais petit commis dans le négoce du coton brut : je portais un faux-col et j’étais payé un salaire de misère. Mon patron, courtier, en 36, m’a viré avec deux autres commis, il nous payait 150 francs par mois. La lecture du livre de Gibelin et Danos m’a appris que ce montant était en réalité en dessous du minimum ouvrier. Qu’est-ce qu’il nous a dit ? « Messieurs, je suis obligé de vous licencier, parce que maintenant on ne peut plus payer les gens ce qu’ils valent ! ». Tu imagines, l’envie de tuer qui m’a pris à la gorge ! Après mon licenciement, j’ai été embauché presque immédiatement par un autre courtier. À 250 francs ! Le tarif des accords Matignon. Ahurissant, non ? Dans la même veine, j’ai entendu, à la Bourse, un de ces négociants gueuler : « Mais, à la canaille, tant on leur en donnera, autant il leur en faudra ! ». Ils n’osent plus parler comme ça aujourd’hui : ils sont plus hypocrites ! Mais ma conscience de classe est née là ! Et avec une force pour la vie… Et plus tard l’intelligence théorique du phénomène.
Critique communiste : Comment es-tu devenu correcteur ?
Michel Lequenne : À la fin de la guerre, après avoir travaillé dans les chantiers, alors que j’étais membre de la direction parisienne du PCI, je me retrouvais sans métier, avec quelques notions de comptabilité mais sans qualification. J’ai alors trouvé, grâce à Malaquais, un emploi dans l’édition. J’y suis devenu secrétaire d’édition, technicien de fabrication. Dans le même temps, j’avais appris la correction en faisant le journal de l’organisation. Pour faire mon livre sur Colomb j’ai dû quitter la maison d’édition où je travaillais. C’était après la grande crise de 1952, puis l’exclusion de notre tendance par Lambert. À ce moment, j’ai sérieusement tiré le diable par la queue. Le Colomb devait être publié par le Club du meilleur livre, dont le directeur a demandé à son chef correcteur de « me trouver quelque chose ». C’est par ce biais que je suis devenu correcteur. Et, en 68, j’étais membre du Comité du syndicat des correcteurs, dirigé depuis toujours par des anarcho-syndicalistes. Mais, alors que je travaillais aux éditions Arthaud, j’avais créé, avec deux ou trois camarades, la première section d’édition du syndicat et, en 1966, une délégation du Comité m’a proposé d’y déposer ma candidature. Je leur ai rappelé que j’étais responsable d’un parti politique, le PCI, et que ce cumul de mandats était contraire aux statuts. « On ne veut pas le savoir », m’ont-ils répliqué. Il est vrai que ce parti minuscule ne posait pas de problèmes dangereux pour le syndicat. En fait, ils me faisaient confiance et, de surcroît, ils avaient besoin d’un trotskiste de mon acabit pour faire face aux lambertistes, qui eux étaient dangereux. Nos désaccords politiques n’ont pas empêché que nous restions amis jusqu’à aujourd’hui. Le 25 mai 1968, il y a eu une AG du syndicat, avec un monde fou. Diverses positions s’exprimaient, dont celle des lambertistes, qui militaient pour un Comité central de grève. J’ai écrit une résolution qui intégrait ce mot d’ordre et qui a été adoptée à l’unanimité. J’en ai fait la lecture au meeting de Charléty, ainsi qu’à la Cité universitaire, où j’ai croisé Geismar qui m’a interpellé en me disant : « Alors, tu as changé de casquette ! ». C’était culotté, alors que cet ex-lieutenant de Jean Poperen au PSU était devenu maoïste ! Moi, je n’avais jamais cessé d’être un militant syndicaliste en même temps qu’un trotskiste…
Critique communiste : Qu’est-ce qui est apparu réellement possible en Mai 68 ?
Michel Lequenne : Nous avons eu l’illusion que c’était une révolution qui commençait. Oui ! On y a cru. Quoique pas longtemps ! Il y avait des comités partout, toutes sortes de réunions se tenaient. Ça faisait un peu 1917 ! Il fallait courir partout ! Sans oublier, pour moi, les problèmes posés au sein de mon entreprise, l’Encyclopædia universalis, où les correcteurs étaient les seuls syndiqués ; les rédacteurs étant pour la plupart des jeunes tout droit sortis de l’Université, mais sans expérience syndicale. L’envers de la médaille c’était, il ne faut pas l’oublier, qu’il y avait une sacrée résistance. En tant que syndicaliste du Livre, j’ai participé à une délégation qui s’est rendue à France Soir pour faire débrayer les travailleurs. Nous avons été bloqués aux grilles par les gros bras du PCF, non seulement il n’était pas question d’entrer, mais on a bien failli se faire casser la figure. Pensons aussi à la virée des étudiants à Renault Billancourt !
Critique communiste : L’objectif d’au moins renverser De Gaulle n’était-il pas réaliste ?
Michel Lequenne : Sans doute ! Mais on a buté sur l’incapacité de proposer une alternative à De Gaulle. Ce qui a permis à celui-ci de reprendre la main.
Critique communiste : A partir de là, c’est l’après-Mai 68…
Michel Lequenne : C’est en effet après que les problèmes ont commencé. « Ce n’est qu’un début ! », on y croyait. Mais il fallait bien accepter que ce n’était plus la révolution. La question d’une nouvelle organisation s’est immédiatement posée. Le mouvement était traversé de multiples courants — dont le nôtre, qui n’était pas dominant —, jusqu’aux ultra-gauches, dont ceux qui allaient dériver vers certaines formes de terrorisme. Il y avait plusieurs sortes d’anars, les maoïstes dans leurs diverses variétés… Un vrai melting pot ! Nous avions de nombreux membres de la JCR à la direction du PCI, mais le PCI n’était pas la JCR, et il ne pesait pas lourd. Il y eut des négociations. Et un accord pour travailler en direction du PCF.
Critique communiste : Malgré sa trahison ?
Michel Lequenne : À cause de sa trahison ! À chaque crise, le PC a perdu des militants. A la Libération, nous en avons gagné beaucoup. Mais nous n’avons pas réussi à les intégrer. J’ai, par exemple, organisé un vieux militant qui avait participé au Congrès de Tours. Il vendait auparavant des dizaines d’exemplaires d’un petit journal local du PC, sur son coin, et a décidé de le remplacer par la Vérité ! Évidemment, il n’en a vendu aucun. Ses acheteurs prenaient le journal local du PC pour les petites nouvelles et faits-divers. Nous étions incapables de garder ces militants ouvriers, qui n’avaient pas la même culture, ni le même militantisme. Il faut préciser qu’après la guerre notre activisme était quelque chose d’inimaginable ! Après 68, ce qu’était devenu le PCF n’a pas été propice à une crise en ses rangs. L’important était l’échec. Je crois que nous n’avons gagné aucun militant du PCF. Un autre phénomène décisif de l’après-68 a été la formation de la CFDT. Ainsi, à l’Encyclopædia Universalis, hormis les correcteurs qui étaient à la CGT, tous les autres employés et cadres ont adhéré à la CFDT. Pour eux la CGT était marquée du signe de la trahison ! Mais, cas peut être unique dû à la nature de notre entreprise et au fait que la CGT c’était là les correcteurs, CGT et CFDT nous avons travaillé immédiatement main dans la main.
Critique communiste : Donc, le moment est venu de créer une nouvelle organisation. Cette nécessité était-elle partagée par tous ?
Michel Lequenne : Nous étions tous d’accord qu’il fallait une organisation nouvelle. Moi, plus que tous, car j’ai toujours été pour le dépassement. Et j’avais l’expérience du PSU.
Critique communiste : Les acquis de cette expérience, tu les as fait passer ?
Michel Lequenne : Non ! C’est le problème que nous avons traîné tout au long de notre histoire : le parti révolutionnaire, bolchevik, le noyau qu’il faut développer… Cela dit, nous passions alors d’un coup, avec les jeunes, de 150 à environ 2000 militants, dont ceux de Révolution, qui n’étaient pas trotskistes. C’était un vrai chaos, et une Ligue gauchiste, triomphaliste. Il suffit de relire les débats dans Critique communiste, qui allait naître peu après…
Critique communiste : Quelle était la place des anciens dans cette nouvelle organisation ?
Michel Lequenne : Tous étaient d’accord sur la nécessité de celle-ci. Mais certains ont été refoulés, parce que jugés insuffisamment militants. Pierre Frank, compte tenu de son statut, était intouchable, mais il ne voulait pas non plus affronter les problèmes ainsi posés et se consacra à la revue Quatrième Internationale. Pour ma part, je n’avais pu, pour des raisons professionnelles et personnelles, participer au Congrès international post 68, qui fut le congrès des vainqueurs, celui de la nouvelle génération. Je n’étais donc plus à la direction, ni à celle du nouveau journal, Rouge, qui venait d’être créé et qu’allait diriger Jean-Pierre Beauvais. Très vite, j’ai eu des désaccords multiples. Sur le plan du travail syndical, la ligne fut de créer des fractions syndicales. J’y opposai la nécessité de tendances. Puis ce fut, en 1969, le problème du féminisme. Je pensais qu’il fallait que nos camarades femmes s’engagent dans le Mouvement des femmes, contre ceux qui le refusaient au nom du combat de classe qui devait intégrer tout cela. J’ai plus tard également soutenu la revendication des réunions non mixtes, que les femmes de l’organisation ont eu du mal à imposer. Au niveau de l’Internationale, je fus contre les théorisations sur la guérilla urbaine : tout seul au sein du Comité central ! De surcroît, j’avais été un anti-pabliste, opposé à l’entrisme sui generis — et bien que je n’ai jamais été contre toute forme d’entrisme, mais contre celui-là précisément —, les camarades venus du pablisme continuaient à confondre toutes les notions d’entrisme et en valorisait la pratique, bien que leur propre expérience montrait qu’il n’en avait rien été retiré de décisif en ce qui concerne le PC, et qu’inversement l’expérience de la JCR n’avait rien eu à voir avec l’entrisme sui generis. Bref, en ces premières années de la Ligue Communiste, j’étais en désaccord sur presque tous les problèmes politiques centraux.
Critique communiste : Pour en finir avec le retour sur tout ce passé, dis nous s’il t’apparaît avoir été marqué par des occasions manquées ?
Michel Lequenne : Des occasions manquées, il y en a eu beaucoup ! Le drame ce fut 1952, la crise pabliste, dont on paye encore les conséquences. Sans cette crise, le mouvement n’aurait pas explosé, et nous aurions affronté les suites avec beaucoup plus de forces. Quand on pense qu’un an après c’était le 19e congrès, l’exclusion de Marti, la mort de Staline ! Si nous avions sauvegardé une organisation unie, il n’y aurait pas eu le lambertisme, et nous aurions disposé de bien plus grandes possibilités lors de la guerre d’Algérie, avec une combinaison entre le soutien au FLN et une façade publique. Tout aurait été fort différent ! Il faut reconnaître que nous avons tous été collectivement des épigones de Trotsky. Car le problème était moins Pablo lui-même que la conception du parti mondial ultra-centralisé. Frank et Mandel portent une responsabilité, en ce qu’ils ont cédé à Pablo, en fonction de cette formule confiée à Bleibtreu : « Mieux vaut sauver l’organisation qu’avoir raison ! ». Ça a donné le contraire ! Peut-être que Mandel ne s’est pas senti de taille à affronter Pablo. Et il faut reconnaître que, quelles qu’aient été ses qualités politiques et humaines, Mandel n’avait pas la stature qu’il aurait fallu pour assumer les tâches qui lui tombaient sur les épaules au sommet de l’Internationale. Frank, pour sa part, était sans doute dominé par sa cruelle expérience de lieutenant de Molinier, qui l’avait conduit à s’opposer à Trotsky. Il lui avait fait prendre la mesure des risques des oppositions radicales. Du coup, il était devenu d’une orthodoxie absolue. Nous sommes bien placés pour la savoir : dans une petite organisation, les questions de personnes prennent toujours une importance démesurée. Notre organisation a terriblement souffert de ses pertes, par mort et usure : un fossé immense s’est créé entre les générations de dirigeants. L’Internationale est passée ainsi de l’extrême rigueur organisationnelle à un laxisme tout aussi destructeur, et d’une certaine dogmatisation du programme laissé par Trotsky à une insuffisance théorique face aux défis d’un grand tournant du monde. Le problème est donc de savoir si cela sera dépassé pour entrer dans l’époque nouvelle et pour répondre à ses exigences politiques.
Propos recueillis par Francis Sitel
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Révolution Russe
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8 mars 1917 en Russie : les femmes donnent le signal
- N° 2196
- Date : 8 mars 2007
Les grandes luttes sociales n’éclatent jamais dans les périodes étales mais dans les tournants de conjoncture, quand la situation des couches populaires se dété¬riore ou s’améliore brusquement. On connaît cette situation en Russie, en février-mars 1917 : il y a une accentuation brutale de la crise du ravitaillement en lien avec une guerre dont on ne voit pas la fin. Une augmentation soudaine des prix (+40 %) avec l’introduction de cartes de rationnement, le tout sous une température de - 20°C à - 40°C. La famine gronde, les files s’allongent et les femmes s’organisent et se mobilisent, allant jusqu’à prendre d’assaut les boulangeries et les magasins d’alimentation. D’autant plus qu’elles n’apprécient pas que leur compagnon ou leurs garçons soient au front ou en reviennent en piteux état. Elles ont souvent pris leurs places dans les usines où elles accentuent leur sens de la solidarité et acquièrent indépendance et combativité. Le tsar et les généraux, avec les lourdes défaites militaires et leurs immenses pertes en vies humaines, auraient été au plus bas dans les sondages, s’il y en avait eu à l’époque.
En une semaine, le tsarisme s’écroule...
Des militantes ont intégré la tradition datant de 1909, et interrompue depuis la guerre, de la journée internationale des femmes du 8 Mars. Ce 8 mars 1917 (23 février dans le calen¬drier grégorien), elles décident donc de faire grève et de descendre dans la rue, pour le pain et contre la guerre. Un tract est préparé par l’organisation unitaire inter-rayons de Trotsky (qui est à cette époque retenu prisonnier dans un camp au Canada). Les responsables bolcheviks interdisent tout appel à la grève et à la manifestation qu’ils estiment trop risquées (les grévistes de Poutilov - l’équivalent du Billancourt des années 1950-1970 - venaient d’être mis à pied). Les militantes passent outre, celles du textile débraient et essaient de faire partir en manifestation les métallos voisins, très réservés. La manifestation draine tout de même les lock-outés. « On dirait un jour de fête », dit un observateur.
Le 9 mars, les femmes persévèrent et réussissent cette fois à entraîner les autres métallos sur la Perspective Nevsky (les Champs-Élysées pétersbourgeois), contournant les ponts gardés par la police en franchissant la Neva sur les glaces. Les affrontements avec les policiers sont nombreux, tandis que les manifestantes cherchent le contact pacifique avec les soldats, ouvriers ou paysans sous l’uniforme. L’organisation révolutionnaire clef, le parti bolchevique, est illégale, ses dirigeants sont prisonniers en Sibérie ou exilés à l’étranger. Les moyens matériels sont très limités, le premier tract ne sort que le 10 mars matin. Les événements se succèdent à un rythme fou, il faut improviser heure par heure.
Le troisième jour, la grève a gagné la totalité des usines de la capitale. Les étudiants rejoignent le mouvement. Ce sont maintenant les bolcheviks qui organisent grèves et cortèges, criant « Du pain ! », « À bas la guerre ! », « À bas l’autocratie ! » Les forces de répression ont reçu l’ordre de tirer et il y aura des morts parmi les manifestants. Le soir, un certain nombre de responsables bolcheviques sont arrêtés.
Au quatrième jour, le dimanche 11 mars, des mitrailleuses sont mises en batterie sur les toits et tirent sur les 200 000 manifestants. L’état de siège est décrété. Les responsables restant en liberté hésitent fortement. D’autant qu’on n’arrive pas à s’entendre entre organisations, et même à l’intérieur de chacune d’elles, sur les mots d’ordre. Mais la répression, qui calmerait le jeu en période de reflux, aura, dans cette période de montée, l’effet inverse et relancera la combativité. D’autant que le tsar, comme un Louis XVI de base, est insensible aux avertissements qu’on lui prodigue de toute part, et ajoute à la provocation en dissolvant la Douma (Parlement). Plusieurs bâtiments officiels sont incendiés, dont le Palais de justice. Le quartier de Vyborg est aux mains de sa population ou¬vrière. Une compagnie se mutine, refuse d’obéir et tire sur les policiers au lieu de tirer sur les manifestants. Dans la nuit, le parti bolchevik et l’organisation inter-rayons sortent des tracts appelant à la fraternisation.
Le cinquième jour, un régiment se mutine. A l’appel du matin, le général qui vient lire les consignes du tsar est abattu, puis les soldats partent faire le tour des casernes et des cantonnements. Les mutineries se généralisent. L’après-midi, c’est la fraternisation avec les manifestants ouvriers, l’arsenal est envahi et 40 000 fusils sont distribués, les pri¬sons sont prises d’assaut et on délivre indistinctement politiques et droits communs.
Le sixième jour, les ministres du tsar sont arrêtés. Le septième jour, le tsar nomme un nouveau gouvernement. Le huitième jour, alors que l’agitation a gagné toute la Russie et mis sur la touche les autorités, le tsar abdique après avoir consulté l’état-major.
Dualité de pouvoir
Si les révolutionnaires sont surpris par les révolutions, les autres le sont encore davantage. L’opposition libérale est, au départ, d’une passi¬vité totale. Le tsar représente pour elles la protection suprême face à la rue. Mais bientôt, on se rend compte que « si nous ne prenons pas le pouvoir, ce seront d’autres qui le feront, ces salopards qui élisent des délégués dans les usines » (le député Choulguine, le sixième jour). Aussi, les députés qui n’ont pas eu le courage de prendre le pouvoir quand le tsar a dissous leur Assemblée vont mettre en place, au Palais de Tauride, un Comité provisoire de la Douma, chargé au départ de « rétablir l’ordre dans la capitale et de rentrer en contact avec les organisations et les institutions publiques », sans l’extrême droite ni les bolcheviks (dont les six députés ont été arrêtés et déportés) puis un gouvernement provisoire.
Au même moment, les ouvriers de Petrograd recréent spontanément les conseils (soviets) de représentants élus des ouvriers paysans et soldats, tels qu’ils avaient existé en 1905. Quelques entreprises l’avaient déjà fait, mais il n’existait aucune coordination venue d’en bas. Les premiers pas du soviet de Petrograd ne furent pas très assurés, mais, avec la puissance du mouvement révolutionnaire, cela changea très vite. Des soviets se constituèrent dans les principales villes du pays puis dans les campagnes. Une dualité de pouvoir entre ces soviets et le gouvernement provisoire s’installe jusqu’en novembre (révolution d’Octobre).
Jean-Pierre Debourdeau
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Trotsky
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Trotsky : une vie pour le socialisme
- N° 2123
- Date : 1er septembre 2005
Trotsky n’avait guère d’illusions sur la possibilité d’échapper aux agents staliniens chargés de l’assassiner, malgré l’extrême vigilance dont il s’était entouré. Rester en vie, travailler aussi longtemps que possible, faisaient partie du combat politique, alors que les défaites majeures infligées à la classe ouvrière les années précédentes venaient de déboucher sur une nouvelle guerre mondiale qui devait nécessairement ouvrir une période de bouleversements révolutionnaires - hypothèse vérifiée par le développement des révolutions anticoloniales.
Les motifs de son expulsion d’URSS par le régime stalinien en 1929 - « activité contre-révolutionnaire », volonté de « préparer la lutte armée contre le régime des soviets » - étaient déjà une condamnation à mort officieuse. Cette sentence de mort devint officielle lors des procès de Moscou, dont un des objectifs était de transformer en vérité d’État des monceaux de calomnies accrédités par les aveux publics arrachés, avant leur exécution, aux dirigeants de la vieille garde du Parti bolchevique. Expulsé de France quelques jours après la signature, en mai 1935, du pacte Laval-Staline, Trotsky le fut ensuite de Norvège, quelques jours après la fin du premier procès de Moscou où figuraient, parmi les principaux accusés, Zinoviev, Kamenev, Smirnov... Sur cette « planète sans visa », il n’y eut alors que le Mexique pour lui ouvrir ses portes.
« Toute ma vie consciente »
À la condamnation que la Guépéou lui avait demandé de signer en 1929, Trotsky avait répondu par écrit qu’il refusait de reconnaître « un abandon du combat que j’ai soutenu depuis 32 ans pour la cause du prolétariat international, c’est-à-dire pendant toute ma vie consciente. Ceux qui tentent de représenter cette activité comme “contre-révolutionnaire” sont précisément ceux que j’accuse de violer les principes fondamentaux de l’enseignement de Marx et de Lénine, en attentant aux intérêts historiques de la révolution mondiale, en reniant les traditions d’octobre 1917, en préparant inconsciemment, mais d’autant plus dangereusement, Thermidor ».
Ce refus d’abdiquer, il le manifesta aussi en suscitant une commission d’enquête internationale présidée par l’intellectuel américain John Dewey, devant laquelle il soumit publiquement tous ses faits et gestes, et qui conclut à la fausseté des accusations portées contre lui lors des procès de Moscou. Cette conclusion était, certes, de peu de poids face à l’énorme machine de la calomnie stalinienne - conjugaison d’un pouvoir d’État, de l’ensemble des partis communistes et de nombre d’intellectuels amis de l’URSS -, mais elle revêtait une importance morale considérable dans la lutte qu’il menait pour dégager de ces flots de boue, tant sa personne elle-même que les idées et le combat des marxistes révolutionnaires.
L’un et l’autre ne se séparent pas. Toute sa vie consciente, depuis ses 17 ans - l’âge auquel il devint, en 1896, militant de la social-démocratie russe alors en formation - jusqu’à sa mort, Trotsky a constamment participé au combat pour l’émancipation des opprimés. Comme le furent des milliers d’autres, appartenant à cette génération de militants qui avaient préparé la révolution russe et que Staline devait faire disparaître intégralement, pour imposer l’usurpation par la bureaucratie d’une révolution et d’idées dont elle était le fossoyeur.
Beaucoup de ces femmes et de ces hommes menèrent, aux côtés de Trotsky, la lutte pour la révolution internationale face à la bureaucratie stalinienne. Et quand celle-ci fit de la violence et de l’assassinat une politique, refusant d’abdiquer et de passer aux aveux, ils disparurent sans bruit, sans procès public. Plus nombreux furent ceux qui ont été brisés moralement par la force de la réaction montante, conduits à se renier eux-mêmes avant d’être, eux aussi, éliminés physiquement.
Le parti de Lénine et de Jaurès
Lénine et Trotsky furent seulement deux des représentants les plus remarquables de cette génération, du fait de leur compréhension, de leur psychologie, du rôle qu’ils jouèrent dans les événements. Mais ils avaient en commun avec ces milliers d’autres l’engagement de toute une vie dans le combat de la classe ouvrière, pour le socialisme.
Lénine concentra son action sur la construction d’un parti révolutionnaire en Russie pendant la plus grande partie de sa vie, alors même qu’il passa celle-ci en exil et avait une bonne connaissance du mouvement ouvrier de l’Europe occidentale. Son ambition avait été précisément d’élever le parti russe au niveau du reste de la social-démocratie internationale. « Combien d’entre nous savent ce que c’est que l’Europe, ce que c’est que le mouvement ouvrier ? », disait-il à Trotsky en 1922, lorsqu’il voyait avec désespoir les traits de l’État tsariste, la morgue de sa bureaucratie paraître sous le « vernis communiste », comme lui-même le disait.
Trotsky, que les conceptions de Lénine sur le parti n’avaient pas encore convaincu - il rejoindra le Parti bolchevique au cours de la Révolution russe -, s’était impliqué davantage dans la vie propre du mouvement ouvrier d’Europe et des États-Unis. La connaissance qu’il en avait, les liens qu’il y avait tissés lui ont été probablement d’une utilité, qu’on ne mesure pas toujours suffisamment, dans son combat à la tête de l’Opposition de gauche internationale puis, à partir de 1933, pour la construction de la IVe Internationale.
L’apport de Trotsky est considérable. Dès 1905, il avait formulé la théorie de la révolution permanente, qui a prouvé sa validité après la Russie, en Chine, en Espagne, puis, lors de la vague révolutionnaire qui a succédé à la Deuxième Guerre mondiale dans les pays coloniaux. Le rôle de Trotsky a été « irremplaçable » - comme lui-même le pensait à juste titre - pour préserver les idées du marxisme révolutionnaire, défigurées par le stalinisme. Il y a contribué, en particulier par l’analyse de la dégénérescence de la Révolution russe et du stalinisme. Mais il faut y ajouter la part qu’il a prise dans les luttes sociales et politiques de l’Europe et des États-Unis au cours des années trente, le nombre d’expériences concrètes ou de problèmes tactiques qui se sont posés alors et qu’il nous permet de comprendre, le combat mené pour construire un parti qui aurait réuni en quelque sorte à la fois Lénine et Jaurès.
L’inégalité des forces en présence, l’énorme poids de la réaction stalinienne, contrecoup de la violence de la réaction bourgeoise aux lendemains de la vague révolutionnaire des années 1917-1920, l’ont empêché de mener cette tâche à bien. De ce combat, il nous reste un précieux capital, irremplaçable au moment où l’effondrement du stalinisme crée les conditions d’une renaissance du mouvement ouvrier.
Galia Trépère
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Petit-fils de Trotsky : Esteban Sieva Volkov
- N° 1887
- Date : 31 août 2008
Tu as été le témoin direct des deux dernières années de Léon Trotsky à Mexico...
Esteban Sieva Volkov – J’ai vécu le premier attentat, l’atmosphère de siège dans la maison, la calomnie de Trotsky par la presse stalinienne du Mexique... Le 24 mai, un groupe de terroristes est entré dans la maison. On sut ensuite qu’il s’agissait du peintre stalinien mexicain Siqueiros et de 25 autres, parmi lesquels des anciens des Brigades internationales. Natalia a sauvé Trotsky en le poussant dans un coin de la pièce où ils se trouvaient. Quant à moi, une balle m’a atteint au pied. Après cela, des camarades du SWP des Etats-Unis ont fortifié la maison, mais Trotsky ne pensait pas que ce serait d’une grande utilité.
Après l’échec de ce premier attentat mexicain, Staline a mis à contribution ses agents infiltrés dans les cercles proches de l’appareil de la IVe Internationale. L’histoire est connue : Mercader avait séduit une jeune Américaine du mouvement, Sylvia Ageloff. Venu avec elle à Mexico, il se lia d’amitié avec les gardes-secrétaires, sans jamais montrer d’intérêt pour Trotsky. Une manière habile d’écarter tout soupçon. Il rendait service. Pour s’approcher de Trotsky, le prétexte fut la polémique sur la défense de l’Urss, surgie du parti américain. La majorité pensait que, malgré la dégénérescence bureaucratique du pays, il fallait défendre ce qui demeurait de la révolution (l’économie planifiée, la collectivisation des moyens de production...) ; la minorité pensait que l’Urss n’avait rien conservé et qu’il fallait la combattre totalement. Mercader, connu de nous sous les fausses identités de Mornard ou Jacson, s’intéressa soudainement à cette polémique, prit position en faveur de la position majoritaire de Trotsky et prétendit lui soumettre un petit article sur le sujet. Trotsky tomba dans le piège.
Mercader vint un après-midi et eut accès au bureau de Trotsky, qui corrigea l’article. Il revint un autre jour, vers 16 heures, un imperméable sur le bras, alors qu’il n’y avait pas de nuages. Natalia lui fit remarquer sa mauvaise mine. Trotsky, qui donnait à manger à ses lapins, s’interrompit et entra dans la maison avec lui. Quelques minutes après, retentit un cri terrible. Les gardes se précipitèrent et trouvèrent Trotsky en sang. Il semble que Mercader voulait porter un second coup, mais qu’il ne put y parvenir, paralysé par l’impressionnante résistance de Trotsky. Les gardes maîtrisèrent Mercader, lequel parla peu, se contenant de dire : "Ils m’ont obligé à le faire, ils tiennent ma mère."
De retour de l’école peu après, j’ai vu Mercader soutenu par deux policiers, pleurant sans aucune dignité. Ce souvenir est resté gravé en moi, à l’opposé de la force des trotskystes qui tombaient, eux, sous les balles des staliniens en chantant et en criant : "Vive Lénine, vive Trotsky !" Trotsky, couvert de sang, était allongé sur le sol. M’apercevant, il indiqua : "Eloignez Sieva, il ne doit pas voir." A l’hôpital, il dit encore : "Cette fois, je crois que c’est la fin." Il parvint à dire au revoir à Natalia, à l’embrasser, à lui exprimer son profond amour. Il faisait preuve d’une sérénité et d’un calme total. Trotsky n’était pas un révolutionnaire fait pour mourir de vieillesse. Comme il l’avait exprimé à plusieurs occasions : "Mourir n’est pas un problème quand on a achevé sa tâche." Il a su diriger une révolution, l’organiser, la mener à terme et, finalement, la défendre au prix de sa propre vie. Ses analyses nous permettent de comprendre tout un processus historique. Elles ne nous laissent aucun doute sur le fait que la bureaucratie totalitaire n’a rien à voir avec le socialisme.
Tu as continué à vivre au Mexique, avec ce souvenir ?
E. S. Volkov – J’ai vécu ensuite avec cette grande absence. J’ai conservé l’image d’une personne chaleureuse, affectueuse, solidaire des camarades, très dynamique. J’ai aussi le souvenir d’une pensée claire, d’un organisateur, d’une grande clairvoyance dans l’analyse et d’un remarquable sens de l’humour.
Je suis resté au Mexique, même après le départ de Natalia pour la France, en 1960. Elle voulait revoir son amie Marguerite Bonnet et la veuve de son fils, Léon Sedov. Elle est ensuite décédée à Paris. Je participe au comité de direction du musée de la maison Léon Trotsky, à Coyoacan. Je reste le dernier témoin vivant des derniers moments de la vie de Lev Davidovitch.
Quels sont, selon toi, les principaux enseignements de la pensée de Trotsky ?
E. S. Volkov – Ses analyses politiques sont d’une actualité extraordinaire. Elles sont notre lien au passé. Elles manifestent un sens des prédictions étonnant, notamment à propos des Etats ouvriers dégénérés. En particulier lorsqu’il est affirmé que, si la classe ouvrière ne reprend pas le pouvoir à la bureaucratie stalinienne, le régime finira par détruire l’Union soviétique et restaurera le capitalisme. Cela permet de comprendre le cours actuel des événements. Peut-être les choses sont-elles même pires que Trotsky avait pu les imaginer...
Et s’il fallait transmettre une image essentielle de Trotsky ?
E. S. Volkov – On pourrait sans doute retenir ce qu’il écrit dans son testament, peu avant sa mort : "Pendant 43 années de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire ; pendant 42 de ces années, j’ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j’avais tout à recommencer, j’essaierais certes d’éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé... Natalia vient juste de venir à la fenêtre de la cour et de l’ouvrir plus largement pour que l’air puisse entrer plus librement dans ma chambre. Je peux voir la large bande d’herbe verte le long du mur et le ciel clair au-dessus, et la lumière du soleil sur le tout. La vie est belle. Que les générations futures la nettoient de tout mal, de toute oppression et de toute violence, et en jouissent pleinement."
Propos recueillis par Alain Mathieu
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